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Guattari et l'enjeu éthique de l'écologie

Butterfly and moonL'écologie a ceci d'exceptionnel d'avoir été d'abord une science et de s'être ensuite transformée pour devenir un des principaux enjeux politiques et éthiques de notre époque. Certes, l'écologie scientifique continue de connaître un très grand développement, produisant chaque jour de nouvelles données sur les menaces qui pèsent sur la biosphère, mais il apparait, corrélativement, que seule une prise de conscience globale de l'humanité, des problèmes qu'elle pose permettrait d'y apporter des solutions à une échelle convenable. A l'évidence, l'écologie environnementale, qui est entièrement tributaire de la capacité d'intervention de multiples sphères de décision, dans ce domaine comme dans beaucoup d'autres, révèle une paralysie progressive, une incapacité à prendre des mesures d'envergure, allant à l'encontre des lobbies ou même de larges mouvements d'opinion.
Il semble que la mondialisation de l'économie laisse de moins en moins d'initiative aux décideurs politiques et cela indépendamment du fait qu'ils soient de droite ou de gauche.
Ainsi la crise écologique renvoie à une crise plus générale du social et du politique. En fait, ce qui se trouve mis en cause, c'est une sorte de révolution des mentalités qui cautionnent aujourd'hui un certain type de développement, un productivisme ayant perdu toute finalité, hors celle du profit et du pouvoir, un idéal de consommation qui confine a l'infantilisme. L'humanité sera-t-elle capable, dans ce contexte de prendre en main son destin ? Vue des pays du tiers-monde, la situation semble désespérée. Sous une pression démographique insoutenable, des centaines de millions d'individus sont condamnés à la famine, à la déchéance et à des dévastations écologiques effroyables, y compris sociales et mentales. Mais il serait tout à fait abusif d'incriminer de façon prioritaire le tiers-monde de tous nos maux écologiques ! Alain Lipietz a bien montré, à cet égard, les méfaits du mythe du «poumon amazonien». Ce sont les pays les plus développés qui sont les plus polluants et c'est à eux que revient la responsabilité des déséquilibres catastrophiques que connait le tiers-monde d'un point de vue économique.
En principe, je veux dire, vu de Sirius, les solutions sont à portée de la main. Les révolutions technico-scientifiques fabuleuses qui caractérisent notre époque, dûment réorientées, pourraient résoudre aussi bien les problèmes d'alimentation, de pollution, que d'expansion culturelle. Mais au lieu de cela, c'est l'immobilisme, l'expansion des régressions intégristes, le chacun pour soi au détriment de tous.

Modifier les mentalités

Alors, lancinante, la question revient : comment modifier les mentalités, comment réinventer des pratiques sociales qui redonneraient à l'humanité le sens de sa responsabilité, non seulement à l'égard de sa propre survie, mais également de l'avenir de toute la vie sur cette planète, celle des espèces animales et végétales comme celle des espèces incorporelles, si je puis dire, telles la musique, les arts, le rapport au temps, le sentiment de fusion au sein du cosmos.
Jusqu'à présent, les rapports politiques nationaux et les relations internationales sont restes polarises par des luttes d'intérêt, des rapports de caste, de classe, de race. Le défi écologique appelle un renversement de ce système de valeur ; la substitution d'une «écosophie» aux vieux antagonismes qui mènent la planète humaine droit vers sa disparition. Il ne s'agit plus seulement d'affirmer des droits démocratiques, des droits formels de l'homme et de la femme, mais il convient aussi que soit pris en compte, au sein de toutes les concertations, l'être de l'autre dans son caractère de différence, de liberté, d'ouverture, a des champs de possibles infinis. Etre responsable de la responsabilité de l'autre, pour reprendre une formule d'Emmanuel Levinas, cela ne signifie en rien un abandon aux illusions idéalistes. Les luttes de classe, l'aliénation sexuelle, l'exploitation du tiers-monde subsistent, les partis, les syndicats, les associations ont leur rôle à jouer. Mais il y faut quelque chose de plus : un recadrage des finalités, une assumation de l'existence dans sa finitude - la vie, la mort, avec toute leur étrangeté- associé à la redéfinition de nouvelles solidarités internationales et à la promotion du désir de vivre, de créer, en tant que paramètre économique et social primordial. L'humanité a des comptes à rendre en son nom propre mais aussi au nom du cosmos. Elle n'est pas un ramassis de molécules égarées dans un coin de l'univers. Bref, elle est porteuse d'un sens qui va bien au-delà des discours politiques distilles par les médias actuels.
C'est une véritable pollution mentale qui nous vaut cet engendrement d'une humanité régressive, frileuse, qui ne veut rien savoir de ce qui la dérange et qui méconnait ce qui la menace. Loin de se replier sur la nature telle qu'on imagine qu'elle était hier, il appartient à l'écologie de réinventer de nouvelles façons d'être au monde et de nouvelles formes de socialité. L'écologie sera d'abord mentale et sociale ou elle ne sera rien, ou peu s'en faut.

Félix Guattari (mort le 29 aout 1992 à la clinique de La Borde, Loir-et-Cher)


Libération, 24/07/09