Sur les hauteurs arides de la Sierra de Jocotán au Guatemala et/ou dans les villages frappés par la famine en Éthiopie, Jean Ziegler est venu, il a vu, mais il n’a pas vaincu. Lorsque la guerre fait rage, les gens ont faim . Soixante pour cent des humains sous-alimentés dans le monde vivent dans des zones touchées par des conflits. Aucun pays n’est à l’abri. ‘Si le PAM s’est vu attribuer le prix Nobel de la paix. Cela montre bien que la sécurité alimentaire est cruciale pour la paix et la sécurité de par le monde’ a rappelé David Beasley, le directeur exécutif du PAM.
Entretien avec l’ancien rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation
Swissinfo.ch : Vous êtes considéré comme l’un des critiques les plus virulents de la Suisse. D’où vient cette grogne ?
Jean Ziegler : Je suis né en Suisse, dans un milieu bourgeois. J’ai eu une enfance heureuse, mais très bourgeoise. Lorsque je me trouvais face à des situations de pauvreté, j’étais consterné. Mon père me disait alors : Dieu l’a voulu ainsi. On appelait cela ‘la prédestination, ce qui m’était insupportable. Puis, à Paris, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir m’ont enfin donné les outils pour comprendre le monde et lutter pour le changer. Grâce à eux, le livre est devenu une arme pour moi. Et c’est de Simone de Beauvoir que j’ai reçu mon prénom. Lorsqu’elle a vu mon prénom au-dessus du premier texte que j’ai écrit pour la revue Les Temps modernes, elle m’a demandé : Qu’est-ce que c’est que ça ? ‘Hans’ ? Elle m’a dit que ce n’était pas un prénom. Elle l’a barré et m’a appelé ‘Jean’.
Q. : Quel rôle Che Guevara a-t-il joué pour vous ?
J.Z. : J’ai été son chauffeur pendant un certain temps, à Genève. La veille de son départ, j’ai pris mon courage à deux mains et lui ai lancé : ‘Commandante, je veux partir avec vous’!’ Il m’a alors montré les bâtiments illuminés du centre de Genève et il m’a répondu : ‘Le cerveau du monstre est ici. C’est ici que vous devez vous battre’ ! Le Che m’a indiqué la stratégie du combat à mener : ‘l’intégration subversive’. C’est-à-dire pénétrer les institutions et utiliser leur pouvoir à ses fins. Et c’est pourquoi je suis devenu professeur d’université, parlementaire et même rapporteur spécial auprès des Nations Unies.
Q. : Membre du Parlement suisse de 1967 à 1999, vous vous êtes distingué pour avoir déposé en une seule année (1989) 38 projets de loi : un record. Votre carrière politique a-t-elle contribué à changer les choses ?
J.Z. : Oui, même si le Parlement n’a pas véritablement de pouvoir en Suisse. Les parlementaires touchent très peu d’argent. Si vous êtes élu, vous serez – surtout si vous appartenez au bon parti – nommé dans des conseils d’administration. Comme ceux de Nestlé, de Roche, d’UBS ou de Crédit Suisse, au sein desquels vous gagnez des centaines de milliers de francs. Ainsi, vous devenez un mercenaire. Un exemple : l’OCDE a fait pression pour que la loi sur le blanchiment d’argent soit renforcée, car les avocates et avocats qui recommandaient l’ouverture de comptes offshore n’étaient pas couverts par ce texte en Suisse. Le gouvernement a proposé cette loi sous la pression. Mais, en septembre dernier (2021), le Parlement a rejeté la proposition. L’oligarchie bancaire l’emporte toujours.
Q. : Être parlementaire n’aide-t-il donc pas ?
J.Z. : Pas vraiment. En tant que parlementaire, on peut faire preuve de transparence et s’opposer. La Suisse a soutenu l’apartheid jusqu’à la fin. Même les États-Unis sous R. Reagan avaient déjà interdit le commerce de l’or sud-africain. J’ai dénoncé ce scandale, ayant reçu des informations des services secrets américains. À l’époque, j’ai montré à la Commission de politique extérieure que la compagnie aérienne Swissair effectuait des vols pour le transport de l’or sud-africain en dehors de ses activités ordinaires.
Le secret bancaire
Q. : Vous êtes également considéré comme l’un des responsables de la levée du secret bancaire en Suisse.
J.Z. : Le secret bancaire n’a pas disparu. Le braquage de banque existe toujours. Des scandales comme celui des Suisse Secrets montrent que tout cela continue. Mais l’échange automatique d’informations rend la vie difficile aux fraudeurs et aux fraudeuses, qui finissent par être démasqués.
Q. : Dans votre livre ‘La Suisse, l’or et les morts’, paru en 2008, vous dénonciez les banques pour avoir soutenu la machine de guerre allemande pendant la Seconde Guerre mondiale.
J.Z. : Lors de l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, les dernières grandes communautés juives se trouvaient derrière le Rideau de fer. Parmi elles figuraient des enfants et petits-enfants de victimes de l’Holocauste. Lorsque ces personnes ont été autorisées à émigrer et à retirer leur argent de comptes ouverts dans des banques suisses, les fonctionnaires ont exigé un certificat de décès. Or, tout le monde savait que, dans les camps de concentration d’Auschwitz ou de Sobibor, on ne délivrait pas de certificat de décès. Ces personnes étaient alors éjectées des banques. Un scandale. J’ai été invité à l’époque à m’exprimer devant la commission bancaire du Sénat américain. J’ai témoigné par conviction et parce que je condamnais ces crimes racistes. Les banques ne me l’ont jamais pardonné.
Q. : Vos livres ont beaucoup fait parler d’eux. La publication de l’un de vos ouvrages les plus connus, La Suisse lave plus blanc en 1990, a fait l’effet d'une bombe. Par la suite, vous avez été poursuivi neuf fois par des banques, des avocates et avocats et même des dictateurs. Au final, vous avez tout perdu, y compris votre mandat au Parlement.
J.Z. : À l’époque, j’ai été menacé et j’ai reçu des appels anonymes. La presse écrivait alors que, derrière mes histoires, se cachait de l’argent de Moscou. Certains fous pensaient que j’étais la cause de leurs divorces. J’ai dû être protégé par la police pendant près de deux ans. Ma famille a beaucoup souffert durant cette période. Mais je ne me plains pas : je suis une personne privilégiée. J’ai perdu tous les procès. C’était néanmoins l'occasion de me battre au tribunal : les banques devaient répondre aux questions soulevées.
Q. : Les conséquences pour vous ont néanmoins été difficiles.
J.Z. : Mon salaire universitaire a été confisqué. Je ne vivais qu’avec le strict minimum. Tout ce que j’avais gagné grâce aux livres était bloqué. La maison que vous voyez appartient à ma femme. Nous avons réussi à sauver quelques objets à la dernière minute. Aujourd’hui, même ma voiture est louée.
Q. : Que pensez-vous de la démocratie directe, une particularité du système politique suisse ?
J.Z. : La démocratie directe est une bonne chose, mais, dans une société aussi inégalitaire que la nôtre, 2 % des capitalistes possèdent plus de la moitié de la fortune totale. Lien externe, cela signifie que celles et ceux qui ont de l’argent détiennent le pouvoir sur la majorité. À chaque votation populaire sur un projet de loi, on dit que l’initiative va faire augmenter le chômage et les coûts pour l’État. Sous la pression de la propagande, les gens votent contre leurs (propres) intérêts : contre la proposition d’une sixième semaine de vacances, contre la caisse maladie unique, qui aurait fait baisser nos cotisations de 30%, ou encore contre l’augmentation des rentes AVS.
Le problème n’est pas Brabeck
Q. : Vous vous êtes entretenu à plusieurs reprises avec l’un des plus éminents représentants du capitalisme, l’ancien président de Nestlé Peter Brabeck ?
J.Z. : Une phrase de Jean-Paul Sartre m’a toujours guidé dans mes combats politiques : ‘Pour aimer les hommes, il faut détester fortement ce qui les opprime, pas ceux qui les oppriment’. Le problème n’est pas Brabeck. Car si Brabeck n’augmente pas le capital de l’entreprise, il ne sera plus président de Nestlé. Ce n’est pas lui le problème. Ce sont les multinationales. Selon la Banque mondiale, les 500 plus grandes multinationales contrôlaient au total 52,8% du produit mondial brut en 2021. Leur seule stratégie est la suivante : maximiser les profits dans les plus brefs délais et à tout prix.
Q. : Pourtant, en quarante ans, le capitalisme a sorti 800 millions de personnes de la pauvreté en Chine, essentiellement après les réformes de Deng Xiaoping dans les années 1970. N’est-ce pas là la preuve de l’efficacité du capitalisme ?
J.Z. : Le mode de production capitaliste est certainement le plus vital et le plus créatif que l’humanité ait jamais connu, mais il échappe au contrôle de l’État et des syndicats. Les entreprises détiennent un pouvoir qu’aucun roi, aucun pape n’a jamais eu sur cette planète. Cela conduit à un ordre mondial cannibale. Nous luttons contre la faim. Nous luttons contre la toute-puissance des multinationales. Nous luttons contre le réchauffement climatique.
Q. Le capitalisme est-il responsable du changement climatique ?
J.Z. Bien sûr que oui. Il n’existe pas de puissance publique capable d’imposer, au nom de l’intérêt général, les mesures décidées par les États dans le cadre de l’Accord de Paris. La destruction de la planète est donc la conséquence directe du capitalisme. Prenez l’Accord de Paris de 2015 : l’objectif est de limiter la hausse des températures à 1,5°C par rapport aux niveaux préindustriels. Nous sommes en 2022, et la production de pétrole a triplé, au lieu d’être réduite, pour dégager des bénéfices.
Q. : Quel regard portez-vous sur les jeunes qui manifestent aujourd’hui dans les rues des villes, dans le cadre du mouvement ‘Fridays for Future’?
J.Z. : Pour moi, c’est le miracle de l’histoire. Cette soudaine prise de conscience est formidable, car c’est leur planète. Et, tout à coup, il y a ce mouvement extraordinaire. Une sorte d’insurrection de la conscience, et cela devient très intéressant parce que les jeunes commencent à réfléchir à l’impact des multinationales. Elles et ils sont témoins des destructions, des tempêtes, des déserts, des famines. C’est un vrai réveil.
Le scandale de la faim
Q. : Jean Ziegler, dans la plupart des interviews que vous accordez, vous rappelez qu’aujourd’hui, toutes les cinq secondes, un enfant de moins de dix ans meurt de faim ou de ses suites immédiates, comme l’indique la FAO dans son World Food Report. C’est le plus grand scandale de notre temps, selon vous ?
J.Z. : Absolument. À cause du massacre de la faim, plus de 17.000 enfants meurent quotidiennement des maladies de la faim, dont le noma, qui est la destruction des tissus mous du visage. Ce fléau pourrait être arrêté très facilement : il suffit d’un euro ou deux pour acheter des antibiotiques et stopper la maladie. Mais évidemment, les habitants des pays pauvres où frappe le noma n’ont pas suffisamment d’argent pour payer ces médicaments. Tous les ans, à peu près 150 000 enfants meurent dans d’horribles souffrances.
Reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur et d’Alexander Thoele, de Swissinfo
BC