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Nadejda Koutepova

5718 02 kutepova 2010Pour ne pas se fâcher avec Obama, Hollande a refusé d’accorder l’asile à Snowden. Soit. Et demain, pour ne pas fâcher Poutine, est ce que ce sera au tour de Nadejda Koutepova ?

N.K. Pour m’épargner 12 années de prison - la peine requise pour espionnage industriel- j’ai décidé de quitter la Russie cet été. Le 7 juillet 2015, j’ai débarqué à Paris, avec mes trois enfants sous les bras. J’ai demandé l'asile politique le 2 octobre.
Q. Tu dirigeais une ONG plutôt suspecte qui s’appelait « Planète des Espoirs » ?
N.K : Non, Planeta nadejd, Planète de l’Espoir. Et non pas Pas ‘planète desespoirs’… En mettant cette expression au pluriel, cela veut dire exactement le contraire. Faut se méfier de la langue française !
J’ai créé cette association il y a 15 ans. Mais chez nous, toute ONG qui s’implique dans des enjeux locaux et reçoit des soutiens financiers d’ailleurs est mal barrée. La nouvelle loi que Poutine a sortie en 2012 autorise le fisc de réclamer des milliers d’euros pour “non-paiement d’impôts sur les bénéfices”. Elle te condamne si tu ne paies pas. Depuis le mois d’avril de cette année, je suis listée en tant qu’'agent de l’étranger'. Au mois de mai, des chaînes de télévision ont mené une campagne contre moi avec reportage à mon domicile. J’ai dissous l’association.
Q. Rappelle-nous les objectifs de cette association….
N.K. Pour moi et mon équipe, il s’agissait de venir en aide aux victimes de la contamination radioactive. A l’origine, si j’ai d’abord été mannequin puis infirmière, j’ai fait ensuite des études de sociologie dans l’Oural, à Ekaterinbourg, et j’avais de bonnes raisons de m’intéresser aux victimes du nucléaire.
Je suis née en 1972 à Ozersk…du côté de Mayak, à 1000 km à vol d’oiseau de Moscou. Mon lieu de ma naissance se dénommait Tcheliabinsk-40 dès 1966 puis, jusqu'en 1994 Tcheliabinsk-65. Le chiffre n’est pas un code, c’est celui du code postal accolé au nom de la ville la plus proche. Ma grand-mère, ingénieure chimiste, que je n’ai pas connue, est morte d’un cancer en 1965. Mon père, 20 ans plus tard, d’un cancer intestinal. Sa mort est liée au travail qu’il a mené en tant que jeune membre des Komsomols dans un bataillon de liquidateurs pour tenter de secourir les victimes de l’accident de Kychtym. Kychtim ne dit peut-être rien aux lecteurs. C’est moins connu que Tchernobyl ou Fukushima, et pourtant…En 1957, 80 tonnes de déchets radioactifs prennent feu dans le centre de stockage à 15 km de Tcheliabinsk. Le nuage radioactif affecte près de 300 000 personnes, sur 23 000 km²... Vingt-deux villages sont évacués. Quant à moi, à la fin des années 90, je réalise que toute la zone est radioactive et en même temps que la population locale continue de cueillir des champignons et de pêcher au bord de la rivière (Techa) comme si de rien n’était.
Q . : Il a fallu attendre les années 80 pour que le drame de l’explosion - 6 sur l’échelle d’INES - soit reconnu. Mais si j'ai bien compris, ...pas vraiment ?
N.K. : Dans cette zone où les autorités font tout pour maintenir l’omerta, on m’a fait comprendre dès 2004 que mes recherches sociologiques pouvaient me coûter cher…, mais comme j’avais suivi des cours de droit, j’ai offert gratuitement mes conseils juridiques aux habitants de ces zones parmi les plus contaminées du monde. Nous nous sommes battus pour obtenir que le vrai lieu de naissance figure sur les cartes d’identité, que ce soit marqué quelque part dans les papiers officiels. Ca a l’air de rien, mais si tu tombes malade, en raison par exemple de ta localisation dans une zone à risques, il faut que tu puisses prouver d’où tu viens. Si tu ne peux rien prouver, qui va te prendre au sérieux, s’intéresser à ton cas, te dédommager… ? En cas de catastrophe nucléaire, dans un lieu qui n’existe pas, où sont les victimes ?! Même Orwell n’y avait pas pensé…


Ce que je raconte, quitte à porter officiellement ‘atteinte à la sureté de l’Etat’, concerne 20.000 personnes.
MAYAK 1 Satellite IMAGE MAP

 

Q. : Comment vivre au sein de villes au statut si spécial, dans ces conditions d’exception ?
N.K. : J’ai vécu la schizophrénie car depuis toute petite, on m’avait appris de ne pas dire d’où je venais, pour éviter d’être arrêtée. Alors, quitte à passer pour des dingues ou des mythos, on s’inventait d’autres identités ou bien, on allait raconter à des étrangers de passage qu’on fréquentait une école d’une ville voisine alors que l’on n’y avait jamais mis les pieds !
A Ozersk, les laisser-passer existaient…mais en 1963, lorsque ma mère eût achevé ses études à l’université, elle n’a pas pu revenir chez elle car elle n’avait pas de boulot assigné bien qu’ayant son diplôme en poche… Fin janvier 2011, un ancien habitant de la ville d’Ozersk n’était plus autorisé à rentrer chez lui, alors qu’il y possède un appartement avec sa mère. Motif ? Il avait fait de la prison. J’ai d’ailleurs plaidé sa cause et il a fini par gagner, ce qui n’a pas arrangé mon cas.
Q. Et la mentalité des habitants ?
N.K. : Les travailleurs du complexe militaro-industriel sont toujours là. A Ozersk, ils n’ont toujours pas le droit de parler de leur travail, mais n’en tirent aucune honte. Ils estiment que le monde entier devrait leur être reconnaissant, que seul un traître peut les critiquer. Du côté de Mayak, ils sont convaincus d’avoir fait quelque chose d’important, en tout cas d’honorable. Ils considèrent que leur statut privilégié est une façon de les gratifier pour services rendus. En contrepartie, ils sont prêts à rester discrets, quitte à s’entourer de barbelés comme à Zarechny (62.00 habitants). Parfois, c’est un peu comme fréquenter un zoo avec des animaux… satisfaits d’être bien traités dans leurs cages dorées.
On dit chez nous qu’ils travaillent pour ‘faire tenir le pantalon’, c'est-à-dire qu’ils font le minimum (pour ne pas se retrouver à poils). Pour la gestion des déchets nucléaires, ils se contentent de faire ce qu’ils ont toujours fait : soit les balancer dans la rivière, soit les enterrer comme on a fait à Kychtym.
Q. A partir de 1948, les dirigeants soviétiques ont fabriqué la première bombe au plutonium…
OZERSK 300x205N.K. : Oui, et le prix à payer fut la création de ces lieux maudits, et pour nous, de ne figurer sur aucune carte topographique, aucun atlas, aucune carte postale ni…aucune statistique. Un atout prometteur ! Et puisqu’il faut ‘rire à travers les larmes’, comme on dit en russe, ben, on a fait mine de prospérer grâce à cette monoculture, la culture du plutonium. Les fameuses ‘villes secrètes’ sont nées de là. Parmi elles, celles dédiées à l'armement atomique (Atomgrads). Ce n’est qu’à partir de 1986 avec la perestroïka qu’on a appris leur existence. Pas leur ouverture. Pas leur disparition. Dans la Russie de Poutine, on compte aujourd’hui une vingtaine de villes comme Ozersk, peut-être quarante. Par exemple Arzamas-16 est devenue Sarov, Krasnoyarsk-26 se nomme désormais Zheleznogorsk. Depuis l’extinction du communisme, avec la nouvelle constitution de la Fédération de Russie en 1993, on les a rebaptisées entités territoriales administratives fermées zakrytye administrativno-territorialnye obrazovaniïa, ou ZATO selon les acronymes russes. Au centre de Mayak, même si l’on n’y produit plus de plutonium, tout ce qui s’y trame est top secret militaire.
Q : Mais qu’est ce qui figure sur ton acte de naissance ?
N.K. : Sur mon acte de naissance, celui que je dois présenter à l’OFPRA figure …Tcheliabinsk.


Entretien Ben Cramer in Charlie sous le titre 'comment défendre les victimes d'un lieu qui n'existe pas', 9 décembre 2015