Le monde que nous avons reçu de nos parents, celui des camps de concentration et du mépris de la vie humaine, n’aura pas de mal à être éventuellement légèrement amélioré. Mais ce que nous souhaitons vraiment, c’est donner à nos enfants un monde un peu meilleur.
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Il n’y a peut-être pas d’accouplement plus monstrueux dans le vocabulaire des hommes que celui de ces deux mots ‘raison d’Etat’. Qui paie les armements ? Les Etats. Et avec quel argent les paient-ils, ces armements ?Avec le nôtre, avec le vôtre. Autour de cette table, tous les gens qui appartiennent à des pays développés paient des impôts : 20 à 25 % de leurs impôts sont consacrés à des dépenses militaires ; cela veut dire que vous, moi, des pays développés, passons deux à trois semaines de notre année à travailler pour fabriquer des armes et pour tuer nos semblables. Nous travaillons deux à trois semaines pour fabriquer des armes meurtrières et nous travaillons quelques heures pour éduquer les enfants. Nos enfants sont en droit de nous dire : ‘Pourquoi est ce que vous payez des armes? Pourquoi est ce que vous travaillez deux à trois semaines pour payer ces armes ? Pourquoi est ce que vous ne demandez pas des comptes à l’Etat ?’’
Et le problème de l’éducation ? Dans les pays développés, aujourd’hui, l’éducation donnée par l’Etat est une éducation de l’utile, de l’efficace. C’est le siècle où la technologie est sublimée, c’est le siècle où l’on oublie quelquefois un peu la culture du temps passé qui pourtant prépare mieux l’avenir. On a besoin de penseurs et on fait des techniciens et des technologues. Or, en fait – et c’est peut-être un des drames de notre époque – la science, malgré les progrès considérables dont elle est capable, est incapable de se penser elle-même. Ce que je dis est peut-être choquant, et choquant de la part d’un médecin qui essaie d’être un scientifique, mais la science ne se pense pas. C’est heureusement ce qui lui permet d’assurer sa propre démarche.
Ce qui ne veut pas dire que la science n’a rien à voir avec la pensée, mais ce qui veut dire qu’entre la science, son exercice et la technique et la pensée elle-même, il existe une sorte de gouffre, et qu’entre la science et la pensée il n’y a pas de pont proprement dit. Il y a une espèce de saut et ce saut, seuls les penseurs et les poètes peuvent le faire.
C’est la raison pour laquelle nos enfants ne doivent pas être éduqués dans le seul souci de l’efficacité, de manière à devenir des outils de l’Etat. Ils doivent être éduqués pour être des individus en eux-mêmes, et il faudrait arriver à faire l’éloge de l’éducation de l’inutile. Il est bon dans un pays qu’on sache qu’à cette heure un petit garçon est entrain d’étudier une langue devenue inutile au sens des gouvernants, comme le grec, ou qu’une petite fille est en train de faire des gammes sur un piano. Car, à la longue, les Etats se trompent, cette éducation est rentable, puisqu’elle apporte à nos enfants la possibilité de mieux comprendre le monde et leur monde qui est aussi le nôtre.
Le progrès n’est pas à attaquer, ni la recherche atomique ni la recherche génétique. La vieille fable d’Esope disant que la langue était à la fois la meilleure et la pire des choses date de plus de deux mille ans. Si bien que les lois qu’on essaie d’établir à notre époque sont des lois fausses contre lesquelles il faut s’élever. Il n’est pas vrai qu’il existe une fatalité de la violence . Il n’existe pas plus une fatalité de la liberté. Le problème, c’est celui du choix.
Ce qu’il faut donc, c’est donner à l’individu les possibilités de son accomplissement. La venue au monde d’un individu est une possibilité de liberté. Et il faut offrir à chacun cette possibilité d’accomplissement individuel. Il est une phrase de Karl Marx que j’aime beaucoup à citer parce que les gens sont toujours étonnés que ce soit lui qui l’ait écrite. Il a écrit ‘Il faut se méfier comme de la peste de tout ce qui met la société au-dessus de l’individu’.
La seule attitude, donc, c’est, puisque nous avons la possibilité de recourir à l’opinion publique, de retrouver le vieux réflexe d’Antigone, le vieux reflexe de la liberté qui consistait à dire non à la torture, non à la pauvreté et non à l’ignorance. Il est vrai que les hommes ne naissent pas égaux, ils naissent différents. Mais, de toute manière, la dimension qu’un homme occupe dans le fleuve du temps est identique pour chaque homme. Et comme le disait Goethe : ‘chaque éternel est éternel à sa place’.
Alors, quel monde voulons-nous laisser à nos enfants ? Et qu’est ce que nous pouvons faire pour essayer de modifier ce qui va arriver si nous n’y prenons pas garde ? Je crois qu’il faut profiter de la parole qui nous est donnée, car cette parole est contagieuse, comme la liberté; et la meilleure citation qu’on puisse faire pour terminer, c’est celle d’un conquérant célèbre qui a dit au soir de sa vie ‘Il n’y a que deux forces sur terre, le sabre et l’esprit, mais à la longue le sabre est toujours vaincu par l’esprit’.
Leon Schwarzenberg
Contribution sous le titre 'Le choix et non la fatalité' de L.S. à l’ouvrage collectif ‘Quel monde laissons-nous à nos enfants ? publié par l'UNESCO, Paris, suite à une table ronde de juin 1978. Parmi les autres auteurs, Tchavdar Kuranov, de Pugwash Bulgarie, Sean MacBride, Philip Noel-Baker, Aurelio Peccei du Club de Rome, Alvin Toffler, auteur du 'Choc du Futur', Peter Ustinov.