Pacifistes

Le réseau ICAN – en retard d’un combat

statuette athena sur son charCela fait bien longtemps qu’on interdit ce que le droit international condamne. Depuis plus d’un demi-siècle ! En effet, la résolution 1653 sur l’interdiction de l’emploi des armes nucléaires date du 28 novembre 1961. Elle fut adoptée par 55 voix contre 20 (dont les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France) et 26 abstentions. Selon certains juristes comme Roland et Monique Weyl, ces campagnes (pour l’interdiction) sont rétrogrades dans la mesure où l’arme doit déjà être tenue pour interdite, indépendamment du bon vouloir de tel ou tel Etat de signer ou ratifier un traité ou une convention, un argumentaire qui figure dans l’ouvrage ‘Sortir le droit international du placard’ (éditions CETIM, Genève, octobre 2008).

Les nostalgiques de l’Appel de Stockholm 

STOCKHOLM APPEALDans le discours des abolitionnistes, on retrouve la volonté d’interdire ce qui est interdit et de placer cette interdiction dans un décor de fin du monde. Le bombardement sur Hiroshima est simulé sur des villes comme Lyon ou Rotterdam ; ces scénarii catastrophe sont-ils d’actualité ? Ils font écho aux images de désolation de New York avec la Statue de la Liberté échouée sur une plage, qui renvoient au film la Planète des Singes. Un film qui remonte à 1968, date de sortie de la toute première adaptation cinématographique du roman de Pierre Boulle qui fit sensation en 1963. Ils ont certes le mérite de souligner qu’il s’agit d’opérations de terreur à grande échelle. Comme le disait Dietrich Fischer (cité par David Adams) : ‘We must end that double standard and recognize nuclear weapons for what they are: instruments of terror’. Mais les temps ont changé : l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) avait condamné le nucléaire (militaire) comme ‘la plus grande menace, dans un avenir immédiat, pour la santé et le bien-être de l'humanité’. La résolution, adoptée par une majorité de délégués de 97 nations (et malgré 12 refus dont celui des Etats-Unis) remonte à mai 1983 ! Mais rien ne prédispose l’OMS à présenter demain une résolution sur ce thème. Alors même que le total des victimes aux Etats-Unis, au cours des 7 décennies d’édification de l’infrastructure nucléaire, est 4 fois plus élevé que les pertes américaines dans les guerres d’Afghanistan et d’Irak ! (des chiffres que nul n’avait prévu en 1983 ! ) 

39Congres Mondial Paix 1Ceux qui reprennent à leur compte la menace qui a sensibilisé 14 millions de signataires de l’Appel de Stockholm  (dont 3 millions en France) se souviennent peut-être de cette mise en garde : ‘Le gouvernement qui, le premier, utiliserait, contre n'importe quel pays, l'arme atomique, commettrait un crime contre l'humanité et serait à traiter comme criminel de guerre’. Mais cela suppose qu’il y aurait un tribunal et des justiciers vivants et légitimes pour valider le jugement ! 

Les renforts du ‘vieux monde’

Aussi étonnant que cela puisse paraître, les promoteurs d’un monde débarrassé du nucléaire militaire ont trouvé du renfort. Non pas du côté des nostalgiques de l’Appel de Stockholm, mais du côté de l’establishment politico-militaire occidental : des anciens faucons dont le fanatisme anti-nucléaire est proportionnel à l’ardeur avec laquelle ils ont défendu leur crédo ; et pour qui l’Appel de Stockholm était une simple opération de propagande soviétique. Ce sont les artisans de ‘Global Zero’. Parmi eux, Chuck Hagel, secrétaire à la Défense nommé par Obama, Henry Kissinger, secrétaire d'Etat sous Nixon, George Shultz, chef de la diplomatie sous Ronald Reagan, William Perry, Secrétaire à la défense de Bill Clinton, et Sam Nunn, ancien président de la commission du Sénat sur les questions de défense. Ces repentis de la dernière heure ont tous occupé des responsabilités et ne se sont affranchis de la nucléophilie qu’après avoir démissionné de leur poste. D’où leur surnom : les ‘Chevaliers de l’Apocalypse’. Ils ont fait des émules en Belgique tout comme en France. Parmi eux, Hervé Morin, Michel Rocard, Alain Richard et Alain Juppé. Obsédés par l’idée de se débarrasser du pire, en l’occurrence le mal absolu incarné par la bombe (A ou H ou les deux), les militants du réseau ICAN et leurs nouveaux alliés partagent une vision très restrictive de la transformation pacifiste du monde. Du moins si l’on en croit la thèse énoncée par la directrice d’ICAN. Lors d’un entretien avec Tony Robinson de l’agence Pressenza, à l’occasion de la conférence ‘Santé par la paix’ organisée par le Medact (la filiale britannique d’IPPNW) entre le 4 et le 6 septembre 2017, Beatrice Finh déclare : ‘Je pense qu’un monde sans armes nucléaires serait exactement le même qu’un monde avec l’arme nucléaire. Cela ne fera aucune différence sachant que nous avons assez d’armes conventionnelles pour tout détruire aussi bien. Il n’y aurait simplement pas d’armes nucléaires et ce serait une bonne chose ( …) Nous avons obtenu un traité et c’est bon !’. Ainsi, ICAN tout comme ces ‘Chevaliers de l’Apocalypse’ se contentent de peu : ils s’opposent à cet armement capable d’infliger des dégâts humanitaires au-delà des frontières. Quelle que soit leur bonne foi, ils ne semblent pas avoir assimilé les tenants et aboutissants du concept d’Exterminisme développé par EP Thomson, (et Étienne Balibar, Noam Chomsky, Rudolf Bahro). Ils n’ont hélas pas retenu ce précepte qui fut l’un des mots d’ordre durant la crise des euromissiles : ‘Pour refuser les armes nucléaires, il faut refuser beaucoup plus que les armes nucléaires’. Cette formule, riche de sous-entendus, que l’on doit à Raymond Williams (membre du Parti de Jeremy Corbyn de 1961 à 1966), a été reprise par une grande partie du courant pacifiste européen à l’Est comme à l’Ouest. La radicalité qu’elle sous-tend explique à la fois le besoin de se démarquer de l’invocation à l’abstinence (nucléaire), et la volonté de mener sur le terrain politique une offensive sur plusieurs fronts qui a débouché sur la chute du Mur de Berlin. Evidemment, ce précepte ne peut convenir à un Alain Juppé (par exemple). A contrario, ce dernier a pu rejoindre la cause du ‘désarmement nucléaire’ (codifié par Global Zero) tout en vantant la professionnalisation des armées, en flirtant dès 1995 avec une ‘dissuasion élargie’ (franco-allemande) et en applaudissant des deux mains l’Otanisation de la France conduite par l’ex-président J.Chirac. A partir de cet exemple, on comprend mieux pourquoi de nombreux militants anti-bombes peuvent être comparés à ses étudiants désemparés pour imaginer un monde entièrement désarmé. Tel est le constat que fait la sociologue et étatsunienne Elise Boulding lorsqu’elle créa (avec son mari Kenneth) l’International Peace Research Association ou IPRA. Elle s’étonne alors de la démarche de ses étudiants car ils considèrent que leur travail se résume à expliquer et convaincre les autres de …parvenir au désarmement ! (…). Dans une logique assez similaire, on pourrait regretter que les abolitionnistes d’ICAN peinent à comprendre qu’un monde sans armes nucléaires ne sera pas le monde tel qu’il est avec la même configuration, moins les armes nucléaires. Il leur faudra reconnaître, humblement, qu’un ordre qui ne serait pas fondé sur la terreur nucléaire, brandie par ceux que le hasard du calendrier a propulsé sur le devant de la scène, reste à inventer.

Le vieux monde des ‘have’ et ‘have not’

GASTON LAGAFFEPour rompre avec le ‘vieux monde’, encore faut-il capter son évolution. Au flou artistique sur la notion de guerre et de paix, sur la frontière peu étanche entre policier et militaire vient s’ajouter le flou entre confrontation classique et opération nucléaire (possible ou probable) avec des 'mini-nukes' et/ou de l’uranium appauvri prêts pour le champ de bataille… Parallèlement à cette évolution d’ordre technologique, nous allons assister à l’émergence de nouveaux candidats pour rejoindre la nébuleuse des Etats ‘du seuil’. L’Iran, ou demain le Japon et même l’Allemagne pourront s’engouffrer dans cette brèche post-TNP. Ils ne seront pas tentés de faire de l’affichage comme la Corée du Nord. Ils ne prendront pas le risque d’être éconduits du club très sélect des puissances nucléaires déclarées (NWS). Quant à la minorité d’Etats qui seront séduits par le ‘soft power’, elle pourrait progressivement réfuter l’idée selon laquelle l’acquisition de la bombe A ou H est forcément une valeur ajoutée ; et le visa de respectabilité qui est associé à ces bombes pourrait se périmer, avec ou sans le protocole d’une convention d’interdiction. 

Au risque de soulever des questions qui fâchent, c’est à se demander si les militants du réseau ICAN, avec l’interdiction pour Ligne Maginot, ne sont pas en retard d’un combat pour la paix, à l’image des militaires qui trop souvent sont en retard d’une guerre.
B. C.