Hommage à Laurence Déonna (janvier 1937 - août 2023) -
Parce que les femmes se taisaient par tradition ou que certaines choses dites 'sérieuses' comme la guerre restaient l’apanage des hommes, Laurence Déonna leur a donné la parole. Elle a commencé par se libérer, elle, en se disant : ‘Cette idée de ne pas peser d’un gramme sur la marche du monde me rend malade’.
Vétérane des années 60, Laurence D. a parcouru en solitaire des pays devenus depuis périlleux. Elle a connu des situations cocasses, comme de réussir à émouvoir le Conseil des Ministres du Yémen, en leur chantant ‘Les Feuilles Mortes’ de Prévert et Kosma. Des situations hasardeuses, comme celle d'être la seule, en 1984, à pénétrer la redoutable prison politique d'Evin, à Téhéran.
Elle s'est trouvée face à des chefs d'Etat, comme Idi Amin Dada et Saddam Hussein, ou d'autres encore de la même veine. Elle se sera indignée jusqu’au bout des absurdités’ qui feraient tourner les talons au Petit Prince de Saint-Exupéry, s’il s’aventurait aujourd’hui sur la Terre’. Mais ‘les êtres lumineux qui sont restés dans son coeur étaient souvent des sans-grades. Au sujet de la paix, sa conviction était que celle-ci était devenue ‘le mot le plus prostitué qui soit’.
La paix : et les femmes ? (EXTRAITS)
"Avec un tel titre, nous voici amenés à une question essentielle. Essentielle dans le sens premier du mot. Essentielle dans le sens de l’essence d’une chose, d’un être. A savoir les femmes sont-elles, par nature, biologiquement, moins agressives que les hommes ou est-ce un comportement qu’on leur a inculqué culturellement ?
La question est immense et malheureusement insoluble puisqu’à l’exception de quelques tribus matriarcales sans aucun poids sur les bouleversements du monde, nous n’avons aucun point de comparaison, les femmes ne possédant réellement le pouvoir dans aucune société humaine. La femme qui aspire à une parcelle du vrai pouvoir – et non du pouvoir de l’éminence grise qui n’est qu’un pouvoir par procuration – sera forcée de se mouler dans un état d’esprit masculin. Et nous ne sommes hélas pas au bout de nos peines car le système est bien rôdé :la majorité des femmes intériorisent si bien l’infériorité dont la société les accable qu’elles se font les complices de leur propre accablement, le machisme ressemble alors à l’hémophilie, ne touchant que les hommes mais se transmettant par les femmes. On peut alors se demander si les femmes ne sont pas, elles aussi, à leur façon, les humbles artisanes des guerres ?
Derrière le classique ‘tu seras un homme, mon fils !’, résonne encore trop souvent chez les mères un fier ‘Tu seras un soldat, mon fils ! ‘
Cela dit, je suis stupéfaite. Stupéfiant si l’on pense que nous vivons aujourd’hui un des grands tournants de l’Histoire de l’humanité, un big bang de société comparable à la chute de l’Empire romain ou à la révolution industrielle. Un moment vertigineux où les révolutions ne se succèdent plus les unes aux autres, mais vont si vite qu’elles se chevauchent : mondialisation, cyberspace, génétique. Génétique surtout. Stupéfiant, si l’on songe que malgré cette formidable mutation, une mutation quasi cosmique, l’image de la femme reste pareille à ce qu’elle a été depuis des millénaires, celle d’un être qui pèse peu, si peu sur le destin commun.
Les hommes auraient pour eux la logique, les femmes n’étant qu’émotion(s). Parce que la rage de puissance, le vertige du pouvoir ne seraient pas des émotions ? De qui se moque-gt-on ? Et de quelle logique parle-t-on ? La logique qui mène le monde au chaos ? Vu l’état des lieux, pourquoi ne pas laisser aux femmes le bénéfice du doute ? L’humanité n’aurait décidément pas grand-chose à perdre à tenter enfin un double regard sur le monde : un regard d’homme ET un regard de femme.
Assez glosé sur le rôle de l’inné et de l’acquis, une réflexion qui de toute façon conduit à l’impasse, et ouvrons simplement les yeux. Et que voient-ils nos yeux ? Que les femmes sont largement majoritaires dans les mouvements pacifistes. Un fait que chacun interprètera à sa façon. Les idéalistes y voient la preuve que les femmes sont meilleures que les hommes. Pour les cyniques, ces pacifistes au féminin ne font qu’obéir à ce à quoi on les a dressées depuis l’enfance, la douceur, la compassion, bref, à être des femmes comme tant d’autres, victimes du syndrome de Florence Nightingale. Certains avancent l’idée que les femmes étant moins prises au sérieux que les hommes, elles se sentent plus libres de manifester car elles risquent moins qu’eux des représailles, dit crûment…que leur insignifiance les protège.
Qu’elles qu’en soient les raisons et sans vouloir faire de l’angélisme, les femmes ne sont pas des anges, le constat est irréfutable, aidées par la technique qui leur permet enfin de communiquer entre elles (presque) autant que les hommes – eux ont toujours communiqué, toujours voyagé, abandonnant leur Pénélope clouée au foyer comme une chèvre à son piquet – les femmes sont innombrables aujourd’hui qui oeuvrent pour la paix. Et pas seulement au sein des organisations non-gouvernementales.
Faute de place, ou faute de connaître leur histoire, je n’en mentionnerai ici que quelques unes. Que les autres, toutes les autres, me le pardonnent.
Le Bateau de la Paix
Que ces ‘passionarias’ pacifistes dérangent les va-t-en-guerre tombe sous le sens, mais n’en explique pas pour autant que leurs actions soient si souvent passées sous silence. Ce n’est pourtant pas faute d’idées, de panache ou d’actions spectaculaires ! Si j’ai publié, suite à la guerre du Golfe ‘Mon enfant vaut plus que leur pétrole’ (1992), c’est précisément pour remettre, à travers ce livre, les pendules à l’heure, au moins dans cette histoire, une fois n’est pas coutume. A l’heure de la vérité des femmes – enfin de quelques unes. Dire ce qu’elles ont tenté au cours de ces jours aussi noirs que l’or noir, des manifestations de rue, bien sûr, mais infiniment plus que çà, d’incroyables odyssées que personne ou presque n’a racontées…alors qu’au même moment la télévision nous assénait vingt quatre heures sur vingt quatre, à nous ses spectateurs hypnotisés devant l’écran comme un lapin devant un serpent, de prétendues nouvelles d’un front de guerre devenu quasiment virtuel.
Flash back. Nous sommes le 6 décembre 1990, un peu plus de six semaines avant que n’éclate la guerre du Golfe – le 17 janvier 1991 , lorsque des femmes de diverses nationalités, dont une majorité d’Arabes, embarquent dans le port d’Alger sur un ancien cargo qu’elles ont rebaptisé Bateau de la Paix. Peace Boat. Les lettres sont encore fraîches, peintes en blanc sur les flancs du navire, tandis que de sa proue à sa poupe, des banderoles appelant à la paix flottent au vent du large.
Elles sont deux cents. Deux cents femmes, parfois flanquées d’enfants en bas âge, lancés dans une équipée qu’on pourrait qualifier de folle car non seulement c’est la guerre, mais c’est aussi l’hiver. Qu’à cela ne tienne, leur Bateau de la Paix, elles se sont juré de l’amener à bon port. Quant aux mines et aux navires de guerre qui infestent les mer…à la grâce de Dieu ! Leur but : longer les côtés du Maghreb, puis celles de la Mer Rouge, contourner la Péninsule arabique, le Yémen, Oman, pour toucher finalement au port irakien d’Oum Kast. Tant d’efforts pour un geste dérisoire mais hautement symbolique : apporter des médicaments, du sucre et du pain aux femmes et aux enfants irakiens victimes de l’embargo que les Nations Unies imposent à l’Irak pour le punir d’avoir envahi le Koweit. Elles y parviendront, elles atteindront l’Irak, mais dans quel état ! Non pas fin décembre 1990 comme prévu, mais le 14 janvier 1991, au terme d’une errance de plus de quarante jours sur les mers…et les câles vides, vidées de leurs trésors de vie après que des ‘marines’ américains aient violemment arraisonné leur Bateau de la Paix.
Autre épopée méconnue de la guerre du Golfe, ces nonnes arrivées des Etats-Unis dans le désert d’Arabie et qui se sont couchées sur la ligne même du front. ‘C’est ce symbole physique, l’idée d’engager notre propre corps au service de la paix, qui nous a poussées à venir risquer ainsi notre vie’. Aussi simple que ca. Aussi simple que la foi pour Sister Eileen, Sister Ann and Sister Cathy que je rencontrai quelque temps plus tard, après leur retour à New York. (…)
Quant à la Palestine…j’écris ces lignes en juillet 2001, en plein saccage, saccage des maisons, saccage des êtres, saccage des âmes…Et je ne peux m’empêcher de penser à elles, à ces femmes israéliennes et palestiniennes que j’ai vues de mes yeux coudre ensemble ce qu’elles appelaient leur ‘ruban de paix’. C’était en 1988.(...) "
Laurence Déonna
Extrait de ‘La Paix’, ouvrage préparé à l'occasion de l’exposition au Musée d’ethnographie de Genève, sous la direction d’Erica Deuber Ziegler octobre 2001.
Laurence Deonna est alors présidente de Reporters sans Frontières, section suisse. Son livre" La Guerre à deux voix"a été porté au théâtre et au cinéma.
Lui ont été attribués, entre autres, le Prix UNESCO pour l’éducation à la paix en 1987 et la Médaille d’honneur de la Société d’Encouragement au Progrès à Paris, la même année.