Cette fin de siècle paraît aussi perturbée à l'échelle mondiale que deux siècles plus tôt devait l'être la société française égarée entre un roi qu'elle venait de destituer - meurtre du Père, péché contre Dieu à l'époque - et un empereur qui ne s'était pas encore auto-proclamé – prémisses des ambiguïtés des régimes démocratiques et populaires.
Partout, aujourd'hui, des guerres - ethniques et limitées pour la plupart - dépassent les idéologies mortes de la veille pour puiser leur énergie dans les querelles et souvenirs atroces d'avant-hier, voire du fond des âges et des religions. Ce sont les conflits courants comme aiment les appeler les anglo-saxons, ce sont les furoncles de la planète qui alimentent le marché des armes tant classiques que sophistiquées. II était temps : ce marché était depuis peu au désespoir d'avoir perdu la rente que constituait pour lui le surarmement Est-Ouest. A moins d'être utopiste (pourquoi pas d'ailleurs ?), de n'avoir aucune vision historique, d'être un croyant du Droit et du respect des Traités (nulle offense, chacun a le droit d'être croyant), il est bien entendu inenvisageable d'abandonner le marché des armes à un sort inéluctablement funeste. Chacun fera son possible et cela paraît d'autant plus vrai que l'on limite ses prétentions de réflexion à un horizon prospectif d'un siècle ou deux seulement. Mais comment rentabiliser a minima un tel marché avec une matière première certes abondante, la misère, alors qu'ils était ces dernières décennies installé dans le luxe de la gestion du risque généralisé, c'est-à-dire de l'imaginaire nucléaire, depuis Hiroshima ? Il faut beaucoup, beaucoup de misère pour contrebalancer un seul Hiroshima qui explose en permanence dans toutes les têtes. Angoisse d'y parvenir, danger de ne savoir pallier le manque...
Les conflits améliorent l'ordinaire des médias
Les conflits courants, miettes incandescentes d'un affrontement titanesque qui n'a pas eu lieu, ne présentent pas que l'avantage de nourrir - chichement - l'industrie internationale de l'armement en péril. Ils permettent (Courrier de l'Environnement de I'INRA n° 19) de rehausser le brouet médiatique quotidien par quelques flashes saisissants où se disputent l'horreur et les bons sentiments: le regard des enfants agonisants contre le sac en crocodile d'une grande actrice italienne en visite... Quand laissera-t-on ces pauvres sauriens en paix ? Car tout le monde, sauf les victimes et les crocodiles bien sûr, y trouve son compte. Les conflits servent à sauver la profession journalistique de l'asphyxie des jeux télévisés, de l'engluement dans les scandales domestiques nationaux. Ils apportent la pointe d'éthique qui fait passer le reste, sauvegardent l'héroïsme, tour extérieur de l'ambition politique. Ils donnent un peu d'allant à un système démocratique des pays riches de plus en plus embarrassés par un trop-plein règlementaire.
Les conflits électrochocs de la démocratie
Au-delà du soutien à l'armement, à la contribution apportée aux médias, les conflits infectieux des pays les plus démunis compensent la grisaille des démocraties riches ou des social-démocraties qui le sont un peu moins. Les démocraties s'étouffent aujourd'hui des règles qu'elles ne cessent de sécréter et d'empiler les unes sur les autres. Il faut être mensualisé et compter ses points de retraite pour faire semblant de se passionner pour le réglementaire - fût-il européen, voire mondial. S'il n'y a plus d'idéologie - et il n'y en a plus depuis la chute du Mur - il y a dégénérescence de la démocratie. Qu'importe en effet de voter pour tel ou tel lobby de fonctionnaires-gouvernants ? Que ce soient les uns ou les autres, tous seront payés par des impôts levés de plus en plus à leur entretien exclusif. Il ne s'agit plus désormais de résoudre des problèmes mais de les accompagner en assurant le fonctionnement stable nécessaire à cette gestion. Tâche cynique et exaltante pour ceux qui sont mandarins ou qui s'efforcent de le devenir un jour, indifférence écoeurée, incompréhension totale pour le grand nombre. Alors les conflits, pour peu qu'ils soient spectaculaires, servent d'électrochocs à la démocratie. Les bûchers de l'Inquisition ravivèrent la foi chancelante d'un peuple rendu incrédule par les excès des Princes de son Eglise. C'est en cela que l'Inquisition fut déclarée sainte : le retour du peuple à la croyance par le truchement des bûchers, points d'accumulation des peurs et des interrogations. De même nature sont les conflits courants ainsi que la démonstration dramatique que journalistes et politiques s'efforcent d'effectuer afin de faire prendre conscience de toute l'horreur du monde sous-développé en guerre. Ces abominations devraient constituer le repoussoir idéal des hésitations et des marques d'intérêt pour les régimes tant démocratiques de l'Ouest que sociaux-communautaires plus à l'est des peuples relativement les plus riches du monde. En bref, elles devraient faire retourner plus facilement les citoyens aux urnes comme jadis les bûchers ramenèrent la plupart des fidèles à l'office. Quand les temps étaient religieux, la pensée libre sentait vite le fagot mais nourrissait le dogme chaque fois qu'elle brûlait. Dans notre monde développé eutrophe, où l'abondance des éléments nutritifs monétaires par habitant est excessive, où la grande quantité d'individus s'accompagne d'une faible diversité de leurs comportements sociaux, où l'aspect et le goût de la société sont souvent déplaisants, la pauvreté du Tiers Monde est pourchassée par les maladies, les conflits armés et la fausse sollicitude des télévisions. Dans un monde religieux, la liberté de penser n'était pas ou peu permise ; dans notre monde matérialiste, il n'est pas recommandé d'être pauvre. La pauvreté est exploitée pour réhabiliter les systèmes politiques d'aujourd'hui en mal de reconnaissance : tout change et rien ne change...
Le mouvement Pugwash
Quand on touche ainsi le fond, il est toujours bon de citer André Malraux. Sur le plan littéraire, ça n'est pas trop compliqué, ça rassure, mais surtout cela permet de s'accrocher à quelque chose. 'Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas'. Pugwash s'intéresse depuis trente-cinq ans à la seconde partie de cette célèbre maxime pour envisager dans quelles conditions le XXIe siècle, grâce à l'imbécillité, le fanatisme et la folie des hommes, ne sera pas. C'est dire à quel point Pugwash n'est pas un mouvement philosophique ou para-religieux. Il est tourné vers l'action à court terme. On y trouve des pacifistes, mais aussi des militaires (deux mots synonymes ou deux antagonismes complémentaires ?). On y voit des ennemis de toujours discuter ensemble. Dans un autre cadre, ils seraient fusillés pour haute trahison pour beaucoup moins que ça. On y rencontre des sommités scientifiques et pas seulement des physiciens nucléaires mais aussi des chimistes, des bactériologistes, des biologistes... On y croise des personnalités des mondes diplomatique, universitaire et souterrain. Tout un petit univers qui fait ce qu'il peut, ce qui est mieux que de ne rien faire, ni faire semblant.
L'histoire de Pugwash
Les conférences Pugwash ont été créées à la suite du Manifeste de Bertrand Russel et Albert Einstein. Elles ont pour but de réunir des scientifiques renommés et influents et d'autres personnalités liées à leurs activités. Tous ces participants qui viennent du monde entier ont en commun le souci de réduire le danger de conflits armés et de chercher des solutions de coopération pour résoudre les problèmes globaux. Ces rencontres ont été un moyen de communication efficace entre des hommes de science ayant des points de vue politiques et sociaux divergents grâce à une approche commune fondée sur l'objectivité scientifique et le respect mutuel. Antoine Lacassagne, cancérologue, ancien directeur et co-fondateur avec Marie Curie de l'Institut du radium, membre de l'académie des Sciences, a participé à la première conférence en 1957.
Les vingt premières années de l'histoire de Pugwash ont coïncidé avec les années les plus glaciales de la guerre froide marquée par la crise de Berlin, puis les événements que constituèrent la crise des missiles de Cuba, l'invasion de la Tchécoslovaquie et la guerre du Vietnam. Dans cette période de relations officielles très tendues, les discussions au sein de Pugwash ont eu une influence directe et parfois décisive sur les politiques officielles concernant le Traité d'interdiction partielle des essais nucléaires ou PTBT de 1963, le Traité de non-prolifération ou TNP de 1968, le traité ABM (1972) et la Convention sur les armes biologiques (1972). Un exemple de ce que permet un réseau comme Pugwash est le rôle que jouèrent quelques participants français pour la reprise du dialogue entre les dirigeants américains et vietnamiens pendant la guerre du Vietnam, à un moment où leurs relations étaient complètement coupées. Grâce à des relations privées, deux participants partirent au Vietnam pour rencontrer Ho Chi Minh, porteurs d'un message de la Maison Blanche transmis par Henry Kissinger, 'cheville ouvrière' de ces négociations dans le plus grand secret. Seulement sept Américains étaient au courant. Une des conséquences fut l'arrêt - momentané - des bombardements américains sur le Cambodge. Cette participation française n'est pas étrangère à la tenue de la Conférence de paix à Paris. (...).
Pierre-Frédéric Ténière-Buchot
Professeur à l'INSTN
et ex-président de l'Association française du mouvement Pugwash
article paru dans le ‘Courrier de l’Environnement de l’INRA’ n°19