La romancière ose s’attaquer au sujet le plus tabou de l’Inde, le Cachemire, et fustige ‘ l’occupation ‘ destructrice de l’armée dans cette seule province à majorité musulmane. Elle tourne le dos aux élites patriotiques de Delhi, qui bientôt l’abhorrent, et arpente les campagnes. Au péril de sa vie, elle se rend dans la jungle contrôlée par la guérilla maoïste, saluant un ultime combat mené pour la défense des terres aborigènes. Elle marche avec les camarades armés, se baigne dans les rivières sauvages avec les combattantes et, la nuit, s’anime de discussions politiques et de rires autour des feux de camp : ‘l’une des expériences les plus incroyables de ma vie’, souligne-t-elle. Mais je suis une personne individuelle et seule. Je veux comprendre les enjeux et travailler en tant qu’écrivain qui raconte des histoires.’
L’intellectuelle paye néanmoins le prix de ses convictions dissidentes. Si elle est adulée en Occident, elle essuie, en Inde, menaces, polémiques et intimidations. Traitée de ‘terroriste’, elle a même été appelée à être lapidée par un politicien.
L'auteure et activiste indienne de renom Arundhati Roy a déploré que les dirigeants des nations du G20 qui participent au 18e sommet du groupe, (septembre 2023) comme le président américain Joe Biden et le président français Emmanuel Macron, sachent ce qui se passe en Inde, mais qu'ils n'en parlent pas en raison des intérêts de leurs pays. Dans une interview accordée à Al Jazeera, Arundhati Roy déclare que tous ces dirigeants occidentaux qui parlent de démocratie savent exactement ce qui se passe en Inde. Ils savent que des musulmans ont été massacrés, que les musulmans qui protestent voient leurs maisons détruites au bulldozer, ce qui signifie que toutes les institutions publiques - les tribunaux, les magistrats, la presse - sont de connivence.
‘Ils savent que les musulmans ont été ghettoïsés. Ils savent que des personnes accusées de lyncher et d'assassiner des musulmans conduisent des processions religieuses dans ces ghettos. Ils savent que des justiciers sont là, armés d'épées, appelant à l'anéantissement, appelant au viol massif des femmes musulmanes. Ils savent tout cela, mais cela n'a pas d'importance parce que, comme toujours dans certains pays occidentaux, c'est ‘la démocratie pour nous’, et, vous savez, ‘la dictature ou quoi que ce soit d'autre pour nos amis non-blancs’. Cela n'a pas d'importance’.
Arundhati Roy, (Prix Sydney de la paix 2004) qui critique ouvertement la façon dont le gouvernement indien dirigé par Narendra Modi traite les minorités - principalement les 200 millions de musulmans - depuis son arrivée au pouvoir en 2014, a déclaré qu'elle ne pensait pas qu'il y ait une quelconque différence entre l'Inde et le reste du monde.
En juillet, Modi s’est rendu aux États-Unis pour une visite d’État, et en France en tant qu’invité d’honneur le 14 juillet (2023). Pouvez-vous même commencer à croire cela ? Macron et Biden l’ont célébré de la manière la plus embarrassante, sachant très bien que cela se transformerait en or pur de propagande de campagne aux élections générales de 2024, au cours desquelles Modi se présentera pour un troisième mandat. Il n’y a rien qu’ils n’auraient pas su sur l’homme qu’ils embrassaient.
Ils auraient dû connaître le rôle de M. Modi dans le pogrom du Gujarat (2002). Ils auraient dû être au courant de la régularité écœurante avec laquelle les musulmans sont lynchés en public, de la manière dont certains lyncheurs ont été accueillis avec des guirlandes par un membre du cabinet de M. Modi, et du processus précipité de ségrégation et de ghettoïsation des musulmans. Ils auraient dû être au courant de l’incendie de centaines d’églises par des milices hindoues.
Ils étaient au courant du harcèlement exercé contre des hommes politiques de l’opposition, des étudiants, des militants des droits de l’homme, des avocats et des journalistes, dont certains ont été condamnés à de longues peines de prison, des attaques contre les universités par la police et des nationalistes hindous présumés, de la réécriture des manuels d’histoire, de l’interdiction de films, la fermeture d’Amnesty International Inde, le raid contre les bureaux indiens de la BBC, les activistes, les journalistes et les critiques du gouvernement placés sur de mystérieuses listes d’interdiction de vol, et la pression exercée sur les universitaires, indiens et étrangers.
Ils auraient su que l’Inde se classe désormais au 161e rang sur 180 pays au Classement mondial de la liberté de la presse, que bon nombre des meilleurs journalistes indiens ont été chassés des médias grand public et que les journalistes pourraient bientôt être soumis à un régime réglementaire de censure, dans lequel un organisme nommé par le gouvernement aura le pouvoir de décider si les reportages et les commentaires des médias sur le gouvernement sont faux ou trompeurs. Et à la nouvelle loi informatique conçue pour mettre fin à la dissidence sur les réseaux sociaux.
Ils auraient été au courant des violents groupes de justiciers hindous armés d’épées qui appellent régulièrement et ouvertement à l’anéantissement des musulmans et au viol des femmes musulmanes
Ils auraient dû être au courant de la situation au Cachemire, qui a été soumis à partir de 2019 à une coupure de communication pendant des mois — la plus longue coupure d’Internet dans une démocratie — et dont les journalistes sont harcelés, arrêtés et interrogés. Personne au XXIe siècle ne devrait avoir à vivre comme ils le font, avec une botte sur la gorge.
Ils auraient été au courant de la loi modifiant la citoyenneté adoptée en 2019, qui discrimine ouvertement les musulmans, des manifestations massives qu’elle a déclenchées et de la façon dont ces manifestations n’ont pris fin l’année suivante qu’après que des dizaines de musulmans eurent été tués par des foules hindoues à Delhi Ils auraient dû savoir comment la police de Delhi avait forcé de jeunes hommes musulmans grièvement blessés qui gisaient dans la rue à chanter l’hymne national indien tout en les poussant et en leur donnant des coups de pied. L’un d’eux est décédé par la suite.
Ils auraient su qu’au même moment où ils fêtaient Modi, des musulmans fuyaient une petite ville de l’Uttarakhand, dans le nord de l’Inde, après que des extrémistes hindous affiliés au BJP ont marqué des X sur leurs portes et leur ont donné l’ordre de partir. On parle ouvertement d’un Uttarakhand ‘sans musulmans’. Ils auraient su que sous la direction de Modi, l’État de Manipur, au nord-est de l’Inde, a sombré dans une guerre civile barbare. Une forme de nettoyage ethnique a eu lieu. Le Centre est complice, le gouvernement de l’État est partisan, les forces de sécurité sont divisées entre la police et d’autres sans aucune chaîne de commandement. Internet a été coupé. Les actualités mettent des semaines à filtrer.
Le fascisme réel
Je viens de regarder une petite vidéo glaçante filmée dans une salle de classe d’une petite école. L’enseignante place un enfant musulman près de son bureau et demande au reste des élèves, des garçons hindous, de s’approcher un à un et de le gifler. Elle réprimande ceux qui ne l’ont pas frappé assez fort. Jusqu’à présent, les hindous du village et la police ont fait pression sur la famille musulmane pour qu’elle ne porte pas plainte. Les frais de scolarité du garçon musulman ont été remboursés et il a été retiré de l’école.
Ce qui se passe en Inde n’est pas une simple variété de fascisme sur Internet. C’est le fascisme réel. Nous sommes devenus des nazis. Pas seulement nos dirigeants, pas seulement nos chaînes de télévision et nos journaux, mais aussi de vastes pans de notre population. Un grand nombre de la population hindoue indienne qui vit aux États-Unis, en Europe et en Afrique du Sud soutient les fascistes, tant politiquement que matériellement. Pour le bien de nos âmes et pour celui de nos enfants et des enfants de nos enfants, nous devons nous lever. Peu importe que nous échouions ou réussissions. Cette responsabilité n’incombe pas uniquement à nous en Inde.
Aucun d’entre vous dans cette salle ne doit prétendre qu’il ne savait pas ce qui se passait
Extraits de l’intervention de l’écrivaine et intellectuelle Arundhati Roy, à l’occasion de la réception du 45e Prix Charles-Veillon 2023,.
Le Prix européen de l’Essai lui a été décerné pour l’ensemble de son œuvre, à l’occasion de la publication de Azadi – Liberté, fascisme, fiction (Paris, Gallimard, 2021, trad. Irène Margit).