Le coronavirus nous aide à introduire une nouvelle conception de la sécurité et de la décliner dans nos manuels d’autodéfense, de défense collective, de sécurité commune, de sécurité pour tous. En admettant que la paix est un bien public, la responsabilité de l’assurer en incombe non seulement aux forces armées, mais à la société civile dans son ensemble.
Les atouts de la sécurité humaine
‘La vie, ce n’est pas d’attendre que l’orage passe, c’est d’apprendre à danser sous la pluie’.
Sénèque
La sécurité humaine s’échafaude comme un nouvel âge, succédant à celui des sécurités nationales, ou du moins les complétant. Ce nouveau concept est décisif tant il se construit précisément par opposition à une sécurité stato-centrée. Ce changement de paradigme est justifié à partir d’une disqualification de l’État dans ses fonctions classiques de sécurité.
La sécurité humaine ne repose pas uniquement sur une critique de la sécurité militaire. Nous y reviendrons. Elle a sa propre pertinence, hormis le fait qu’elle est moins …inhumaine. La rationalité consiste à définir les priorités à partir des enjeux qui sont perçus comme tels par les peuples concernés. En reprenant d’ailleurs l’une des idées-forces que les militaires connaissent et adaptent et estropient à leur guise : éviter de détruire de l’intérieur ce que ses supporters s’efforcent de défendre vis-à-vis de l’extérieur.
La genèse du concept
Certes, émettre la moindre critique à l’encontre de notre dispositif sécuritaire est presque aussi suspect que de s’afficher ‘climato-sceptique’. Mais l’actualité nous y incite depuis 1992, date de la sortie de l’Agenda pour la Paix du secrétaire général de l’ONU, Boutros Boutros-Ghali ou encore depuis 1994, avec la publication du rapport sur le développement humain du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD)
À la sortie de la guerre froide il y a près de trente ans, il y a certes eu des élans de triomphalisme. Certains intellectuels nous prédisent alors la ‘fin de l’histoire’ (Fukuyama). Ou encore ‘Au 20e siècle, la force d’un pays s’évaluait trop souvent à l’aune de ce qu’il pouvait détruire. Au 21e siècle, l’étalon devait être ce que nous pouvons construire ensemble’
Mais derrière l’euphorie et l’espérance de ‘dividendes de la paix’, il y a eu des avancées : la militarisation a montré ses limites. Déjà avec l’implosion de l’URSS, l’effondrement du mur de Berlin, mais pas que. C’est en Afrique du Sud qu’on assiste à un tournant radical lorsque les dirigeants renoncent à leur programme nucléaire militaire (1991). D’un point de vue sécuritaire, les priorités s’inversent. La dislocation d’une société meurtrie par des décennies d’apartheid, l’exacerbation des conflits entre différents groupes au sein d’un même pays représentent alors (selon un entretien de l’auteur avec Steward Dave, de la fondation De Klerk), une menace autrement plus redoutable que celle des forces angolaises épaulées par les Cubains.
Il était temps de penser la sécurité autrement. Et cela se comprend : pendant les 40 années de la confrontation Est-Ouest, les décideurs politiques s’étaient préparés à tous les scenarii et à toutes les éventualités possibles, sauf une : la fin de la guerre froide. (cf. Michael Renner).
Et maintenant ?
La sécurité censée garantir la sécurité pour tous
On ne parle pas encore d’apartheid mondial (Thomas Schelling). Nul parmi les observateurs ne voit dans l’exclusion ou la marginalisation d’une grande partie des populations une menace. La mondialisation n’a pas encore craché ses cadavres, exhibé tous ses dégâts. Pourtant, comme le fait remarquer au quotidien 'Le Monde' l’un des auteurs du rapport sur la sécurité humaine Kemal Dervis en juillet 2007 : ‘Le monde dépense grosso modo, chaque année, 90 milliards d’euros pour l’aide au développement et 900 milliards pour ses armements. Cela n’a pas de sens, même dans une optique sécuritaire". Ce constat est à la base du principe de la sécurité humaine. Il ne s’agit donc pas (ou plus) de renforcer notre sécurité (étatique) aux dépens du voisin ou de l’adversaire potentiel. Il s’agit de considérer que la sécurité d’autrui est la garantie de la nôtre, ce qu’avaient déjà tenté de faire certains artisans de la ‘sécurité commune’ dans les années 1980 au sein de la Commission Palme, du nom du premier ministre suédois assassiné dans des conditions qui n’ont jamais été vraiment élucidées. À 'la guerre de tous contre tous' est censée succéder la sécurité sécurisante de tous et avec tous.
Si la sécurisation d’un État s'édifie d'ordinaire aux dépens des autres, aux dépens d'un ennemi qu'on s'ingénue à fabriquer s'il y a manque, la rationalité de la sécurité humaine poursuit une autre logique. Pour ses promoteurs, la sécurité des populations dans n'importe quelle partie de la planète dépend de la sécurité des populations dans une autre. Ainsi, les Européens ne peuvent pas se sentir en sécurité tandis que d’autres (de par le monde) vivent ou plutôt survivent dans l’insécurité. Cet énoncé rejoint l’appel adressé le 3 avril 2020 aux dirigeants allemands, néerlandais, scandinaves ou autrichiens (dont le philosophe Jürgen Habermas) et qui se résume par : ‘Nous, Européens, sommes tous embarqués dans la même galère. Si le Nord n’aide pas le Sud, il ne se perd pas seulement lui-même, il perd aussi l’Europe’. La formule rejoint les thèses de Lester Brown, l’un des gourous du développement durable. Il réclame que le Pentagone soit remplacé par un Département de la Sécurité globale au motif que notre sécurité ne serait pas assurée s’il persiste de situations dans lesquelles les populations sont menacées dans leur bien-être. Paniqué par la prolifération d’États faillites (du Yémen au Liban), dénommés depuis 2014 Etats fragiles au nom du politiquement correct, Lester Brown écrit : ‘Nous pouvons atteindre nos objectifs de sécurité en contribuant à accroître la production alimentaire, en construisant des fermes éoliennes et des centrales solaires, ainsi que des écoles et des hôpitaux’. On ne s’étonnera donc pas que l’officialisation de la sécurité humaine émane d’un organisme de l’ONU en charge du ‘développement’, le PNUD. Il s’agit de garantir à tout être humain la possibilité de vivre à l’abri du besoin (freedom from want) et de la peur (freedom from fear). Concrètement, le sentiment de la sécurité humaine, c’est un enfant qui ne meurt pas, une maladie qui ne se propage pas, un emploi qui n’est pas supprimé, une tension ethnique qui ne dégénère pas en violence, un dissident qui n’est pas réduit au silence.
On ne peut s'empêcher de regretter que le concept tel qu’il a été interprété par l’Occident risque de cautionner toutes les formes d'’ingérence humanitaire (et bientôt environnementale) avec focalisation sur les États du Sud qui sont les principaux laissés-pour-compte de la mondialisation. Un point de vue énoincé par le délégué de la Bolivie lors d’une Assemblée Générale de l’ONU sur le sujet le 21 mai 2010 et qui est partagé. L’accusation n’est pas infondée : lorsque l’OTAN se penche sur la thématique de la ‘sécurité humaine’, comme elle l’a fait encore en février 2021, les travaux du séminaire s’articulent autour de 'la protection des civils, les enfants et les conflits armés, la lutte contre la traite des êtres humains, la prévention et la lutte contre la violence sexuelle liée aux conflits, ainsi que la protection des biens culturels'.
Si ce séminaire n'était pas une opération de relations publiques, d'autres thèmatiques pourraient émerger. Primo, au chapitre de la sécurité sanitaire : les risques de décès sont plus de trente fois supérieurs par malnutrition ou par épidémie que par agression de la part d’un pays voisin ; et les soignants toujours aussi peu valorisés représentent une population grosso modo vingt fois moins nombreuse que celles des militaires (des soldats aux mercenaires). Secundo, au chapitre de la sécurité sociétale : à l’échelle de la planète, le nombre de citoyens victimes de la violence exercée par leur propre gouvernement dépasse le nombre de ceux qui meurent sous les balles d’armées étrangères. Tertio, au-delà du fait que la croyance dans les bienfaits de la dissuasion a neutralisé l’esprit de résistance, désapproprié le citoyen des moyens de défense (cf. Franco Fornari), le recours à l'énergie nucléaire nous réserve encore de lugubres surprises, avec l'imbrication du nucléaire civil et militaire et des projets qui inversent la logique du programme de reconversion 'Megatons to Megawatts'. De l'attrait pour cette énergie qualifiée de 'propre' et d'inoffensive', auréolée de toutes les vertus dans le combat contre les gaz à effet de serre (!), on peut se demander comment elle va consolider la sécurité énergétique ou climatique. Et aux prix de combien d'adeptes de la prolifération nucléaire (horizontale) ? Enfin, alors que le désarmement est en panne, il serait urgent de s'attaquer, au nom de la sécurité environnementale, aux retombées des conflits antérieurs telles que les munitions chimiques de la Seconde Guerre mondiale qui gisent dans la Baltique ; ou encore, gérer les retombées inattendues de la guerre froide telles que les déchets (y compris radioactifs) de la base U.S. de 'Camp Century' au Groenland avant qu'ils ne se dispersent dans l'Océan Arctique avec la fonte des glaces...
(à suivre).
B.C.