Stratèges atterrés

Alain Joxe - Epitaphe pour Oussama Bin Laden

daliBin Laden fait saisir deux avions de ligne par quelques kamikazes civils qui transforment les avions en missiles. On ne peut pas nier qu’il ait eu dans cette action criminelle une intuition stratégique originale. Mais l’attentat du 11/9 lui-même participe de la culture militariste du Ziel objectif militaire, non politique. Il aurait pu se contenter de frapper le Pentagone même si les dégats furent minimes. Justement, on ne parle presque jamais de cet acte de guerre. Par le génocide des balayeurs matinaux du World Trade Center, le ‘prophète’ saoudien ne peut pas se rallier les peuples du monde ni libérer les peuples arabes : il se hisse au rang des promoteurs de l’hypertrophie du troisième effet réciproque de Clausewitz, et pense pouvoir traiter ‘les Américains’, un peuple, comme troupeau d’animaux terrifiés. C’est un hyperfasciste. Il fait partie du Hitler invisible dénoncé d’avance par Canetti et son crime reste finalement sans lendemain, car sans fin.
Pour éviter de tomber dans le crime qui consiste à traiter les hommes comme des êtres vivants non politiques, ce qui est la négation de l’Islam dont il se réclame, il fut obligé de se replier sur une guerre AFPAK avec complicité fluctuante des services secrets pakistanais et des Taliban Pachtounes et d’accorder, à la fin, son label ’Al-Qaida’ à de petits bandits du désert .

Les Elites politiques, aux Etats Unis, à la veille de l’attentat des deux tours, étaient encore dotées du leadership techno-stratégique et économique global, mais déjà privées d’un but politique pour le monde entier, autre que la dominance de l’Empire par l’ordre financier global. La démocratie n’était pas le discours préféré du président GW Bush jr. Ces Elites semblaient contradictoirement avoir sans cesse besoin de quelque épreuve de force avec quelque ennemi caricatural, pour se rassurer sur leur imperium et pour restaurer un petit peu de clausewitzianisme par une définition virtuelle de l’ennemi politique dans le combat, par le combat ; mais la victoire politique leur échappait ; elles auraient eu besoin pourtant de victoire, en tant qu’Etat pionnier conquérant, mais elles méprisaient la victoire en tant qu’Empire de la dominance informationnelle, ce monstre abstrait. Bin Laden, par son crime contre l’humanité qui n’est même pas un crime de guerre, procura à l’oligarchie américaine en quelque sorte l’objet complexe nécessaire à l’énoncé de leur discours politique de la dominance globale apolitique ‘contre le terrorisme’. Le services spéciaux ont ainsi râté l’opération de ‘communication’ qui aurait dû le transformer en monstre sans gloire. Le commando ne pouvait faire autre chose qu’un acte de guerre hypermoderne, un assassinat apolitique techniquement irréprochable et néanmoins qui n’est rien d’autre qu’une bavure policière, car ils n’aurait pas dû le tuer d’une balle en plein visage ; mais l’arrêter pour le faire juger par un tribunal pénal international non américain.
Aujourd’hui, son assassinat par les commandos américains, au milieu de sa famille, et son cadavre balancé dans la mer comme une charogne, à l’imitation des fascistes militaires argentins, contrairement au but recherché, en refont un prisonnier de guerre surpris sans armes, mais assassiné, comme dans une corvée de bois, donc ‘mort au combat’. Mais vaincu pour erreurs stratégiques et crimes de guerres : comme les troupes américaines elles mêmes, au 'Grand Moyen-Orient'.
Une autre génération d’indignés pas seulement religieux mais surtout plus démocratiques devra reprendre le combat politique pour repousser l’oligarchie financière des spéculateurs électroniques et restaurer une économie au service des peuples.

Alain Joxe

avec l'aimable autorisation de l'auteur