Au pays du citoyen-soldat...
Si le monde entier vient placer son argent en Suisse, ce n’est pas parce que les banques regorgent d’imagination, mais, peut-être, parce que six cent cinquante mille hommes armés veillent aux alentours et renforcent la formidable impression de sécurité qui émane d’elle . Cette réflexion est celle d’un journaliste du New Yorker , John Mcphee, qui a reçu - privilège rarement accordé - l’autorisation d’assister à des manoeuvres au sein d’une division de montagne, dans le Valais.
L’observateur américain ne cache pas son admiration pour ce petit pays à peine plus grand que deux fois l’Etat de New-Jersey , où les montagnes s’entrouvrent pour permettre aux avions de combat Mirage de rejoindre leurs bases, où des hôpitaux sont construits au plus profond du roc, où tous les ponts sont prêts à sauter pour éviter à tout envahisseur éventuel la tentation de passer, séjourner, occuper ou vaincre. A partir d’un reportage plein d’anecdotes, l’auteur ne se risque pas à donner le nombre exact d’officiers appartenant à l’état-major général, ni la quantité de munitions utilisées au cours d’une manoeuvre, ni le point géographique assigné à une brigade de la Landwehr en cas de mobilisation : ceci relève du secret. Mais il aborde des sujets délicats, dont les inconnues au sujet de la défense de la ville de Bâle, les problèmes de commandement et de communication au sein d’une armée trilingue (un sujet tabou à Berne), le décalage de sens civique entre Romands et Suisses allemands.
Soucieux de décrire les paysages alpins qui constituent les défenses naturelles de la forteresse helvétique, dont la Konkordiaplatz (d’où le titre) au coeur du glacier d’Aletsch, John McPhee restitue, sans trop de complaisance, le climat qui règne dans cette institution ou les héritiers de Guillaume Tell répètent des scènes de guerre, simulent des batailles (où l’ennemi, n’en déplaise à la neutralité, est toujours rouge ). Cet entraînement, le citoyen suisse au-dessus de tout soupçon le prend-il au sérieux ? John McPhee n’exagère pas l’amour que les Helvètes portent à leur armée, mais celle-ci reste populaire, à tel point que l’idée de la supprimer a autant de chances de réussite, à ses yeux , que celle de supprimer le chocolat .
Tout le monde semble d’ailleurs y trouver son compte : le jeune cuisinier, désormais engagé dans l’hôtel que dirige son commandant de bataillon : le petit employé de bureau, qui veut des galons afin d’obtenir un poste de haut niveau dans les affaires ; le paysan, pour qui cela représente ses seules vacances : l’officier, avocat dans le civil, qui recrute sa future clientèle : le viticulteur, avare de son temps, allergique à la discipline mais original, qui se retrouve dans la section renseignement ; le colonel, banquier pour qui l’armée est mieux que Harvard en tant qu’initiation au commandement. Bref si vous avez compris le New York Yacht Club, le Century Club (...), le Piedmont Driving Club, vous avez compris l’armée suisse, conclut le reporter.
Cette association de bricoleurs-scouts à l’allure bon enfant et de gentlemen ne correspond pas à l’idée qu’on se fait généralement de la Suisse sophistiquée et méticuleuse. Mais l’armée est le reflet fidèle de la société dans son ensemble. John McPhee, tout en faisant parler avec humour un peuple qui n’a pas la réputation d’en avoir, parvient à le démontrer. Son témoignage est d’autant plus intéressant qu’il permet de mieux comprendre le pourquoi et le comment du lien étroit entre la hiérarchie militaire et le pouvoir économique. Une spécificité suisse.