Stratèges atterrés

Pour Quilès, la dissuasion nucléaire = le pari de Pascal

OTEZ vous la BOMBE du CRANE
Nous devons répéter que la construction de la paix est au cœur du message internationaliste des socialistes, tout en étant conscients que c’est un mécanisme complexe, qui passe par :
- la prévention et l’anticipation, à partir d’une analyse sérieuse de l’état du monde, de ses dysfonctionnements, des motivations des acteurs ;
- l’intervention, menée, lorsqu’elle devient inévitable, sur décision du Conseil de sécurité de l’ONU ;
- la consolidation de la paix, qui a pour objectif d’éviter qu’un pays ne retombe dans la crise et qui nécessite un engagement de très long terme de la communauté internationale, pour remettre sur pied des pays et des économies dévastés par la guerre.
- la maîtrise du désarmement, notamment nucléaire, qui constitue un élément efficace de ce mécanisme au service de la paix et de la sécurité.
A quoi sert la dissuasion nucléaire ?
Mali, Centrafrique, Irak, Syrie, terrorisme djihadiste, Ukraine… Personne n’en doute, l’arme nucléaire n’a servi et ne servira à rien dans le déroulement de ces conflits. Elle ne sera d’aucune utilité non plus dans la réponse à apporter aux menaces qu’ils représentent.
Et pourtant, l’existence de tensions internationales, qui n’ont pas disparu avec la chute du Mur de Berlin, mais qui ont pris des formes nouvelles, est un argument qu’utilisent les inconditionnels de l’arme nucléaire pour refuser tout débat sur le sujet. Pensez donc, disent-ils, il est indispensable, dans ce monde dangereux, de disposer de l’ assurance-vie que nous apporte l’armement nucléaire. Mais ils refusent tout à la fois d’imaginer les scénarios d’emploi de cette arme, prétendument décrite comme une arme de non emploi et d’autoriser d’autres pays à disposer de cette assurance !
Ceux qui ne partagent pas leur conviction sont traités, au mieux, par le mépris. Il faut dire que cette conviction a toutes les caractéristiques d’une foi, bâtie sur des certitudes mystérieuses, avec ses dogmes, ses formulations peu accessibles au grand public, ses grands prêtres. Comme il s’agit d’une religion, il est donc impossible de remettre en cause la doctrine fondamentale, celle de la dissuasion nucléaire, présentée comme indispensable et consubstantielle à la France. Etonnante prégnance de cette approche quasi religieuse de la sécurité dans un pays, pourtant laïque et qui ne reconnaît donc aucune religion officielle !

Les dogmes

Pour étayer mon propos, je prendrai quelques exemples de ces dogmes.
Il paraît que la possession de l’arme nucléaire permettrait à la France de jouer un rôle important sur la scène internationale. Je ne sache pas pourtant que cet argument ait pesé lorsqu’il s’est agi pour V. Poutine d’accepter de discuter de la crise ukrainienne avec la représentante d’un pays non nucléaire, l’Allemagne.
Quant à prétendre que le statut de membre permanent de la France au Conseil de sécurité de l’ONU lui imposerait de disposer d’un armement nucléaire, c’est tout simplement méconnaître l’Histoire. Lors de la création de l’ONU, en 1945, un seul membre permanent du Conseil de sécurité possédait des bombes atomiques : les Etats- Unis, qui en avaient déjà utilisé 2 contre le Japon.
Dans les discours officiels, l’armement nucléaire est présenté comme une garantie de la stabilité et donc de la paix dans le monde, à condition qu’il ne dépasse pas un niveau de stricte suffisance . Le concept de suffisance n’appelle, en toute logique, aucun qualificatif. Un armement est suffisant ou ne l’est pas. Si on qualifie la suffisance de stricte, c’est parce qu’on veut faire croire que l’arme est rigoureusement dimensionnée et en quelque sorte calculée au millimètre. Or, il est en réalité impossible de définir en toute rigueur un niveau de suffisance au-delà duquel l’arme nucléaire serait déstabilisante et en-deçà duquel elle perdrait sa crédibilité.
On affirme que la possession d’un armement nucléaire est utile pour lutter contre la prolifération. Or, c’est bien au contraire l’addiction des grandes puissances au nucléaire militaire, qui pousse à la prolifération dans les pays qui écoutent leurs arguments, à savoir que la possession de l’arme nucléaire serait la meilleure façon de se défendre et de se faire entendre (Inde, Pakistan, Iran…). C’est pourquoi ces Etats pratiquent délibérément ce que l’on nomme la prolifération verticale, en accroissant leurs systèmes d’armes par des programmes de modernisation.
On nous dit que la France respecte le Traité de Non-Prolifération (TNP), dont notre pays est signataire depuis 1992. C’est inexact, puisque la modernisation des armes va à l’encontre de l’engagement de l’article VI de ce traité ( Chacune des Parties au Traité s’engage à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire, et sur un traité de désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace. ) et des décisions prises lors des conférences d’examen de ce traité tous les 5 ans.
Cet armement ne coûterait pas cher. Tout est relatif, puisque la loi de programmation militaire annonce 23,3 milliards d’euros pour la période 2014-2019, sans parler de ce qui est caché dans d’autres chapitres budgétaires. Chaque décision politique sur ces équipements engage des dépenses pour plusieurs décennies.
La dissuasion interdirait toute attaque nucléaire. Si c’était le cas, pourquoi donc prévoir avec l’OTAN un coûteux bouclier anti-missile , qui signe l’échec de la dissuasion ?
Bien d’autres contrevérités sont colportées et pas seulement en France. Leur répétition n’en fait pas pour autant des vérités. Par exemple, l’affirmation que le bombardement d’Hiroshima et de Nagasaki aurait permis de mettre fin à la seconde guerre mondiale ou encore que l’amoncellement des ogives nucléaires ne présente pas de danger. Trois conférences internationales sur l’impact catastrophique des armes nucléaires, avec 158 Etats présents lors de la dernière (décembre 2014, Vienne, mais sans la présence de la France) ont fait la preuve de l’inexactitude de ces affirmations.

L’argument du consensus

C’est l’argument suprême : il y aurait un consensus en France sur cette question. Mais comment peut-on l’affirmer, en l’absence de véritable débat ? Le débat suppose la confrontation et l’expression des désaccords, ainsi qu’une information complète du public, actuellement désinformé par des enquêtes d’opinion mystificatrices. Or ces conditions ne sont pas remplies. Le terme de consensus est donc totalement déplacé.
Si on veut qu’une large majorité se dégage en faveur de choix clairement définis, qu’il s’agisse du désarmement nucléaire ou de toute autre question majeure, il faut, au préalable, une large information, un débat national, une confrontation des points de vue d’experts indépendants. Au terme du processus, un débat parlementaire doit avoir lieu.
Parmi les éléments du débat, devraient figurer les scénarios d’emploi, dont on ne parle jamais. Il paraît que le refus de donner des scénarios serait inhérent à la dissuasion nucléaire. On laisse donc le flou sur des questions comme à quoi ça peut servir et dans quelles circonstances ?, avec la réponse censée mettre fin à tout débat : on ne sait jamais ce qui peut arriver! C’est au nom de ce principe que le monde s’est laissé entraîner dans une folle course aux armements pendant 45 ans, qui a vu le stock d’armes nucléaires passer de 3 en 1945 à 70.000 au début des années 90.
En réalité, on se prépare à des emplois bien déterminés mais on maintient le secret sur ces scénarios d’emploi car l’arme nucléaire serait précisément destinée à ne pas être employée. Le discours sur l’arme de non-emploi, c’est en quelque sorte le pari de Pascal . Il est dangereux, dans le monde réel, d’adopter une telle perspective.
Parler de la nécessité d’une autonomie de décision n’est pas plus rassurant. Qui décide de la mise en œuvre de l’arme nucléaire ? En fonction de quelle information ? Avec quelles concertations ? On répète depuis des années qu’il faut envisager une défense européenne. Si la défense européenne est un objectif, imagine-t-on une autonomie de décision sur un point aussi essentiel ? Qui le Président de la République va-t-il appeler avant de prendre sa décision d’avoir recours à l’arme nucléaire ou même de menacer d’y avoir recours ? Comment définir l’autonomie de décision au sein de l’Alliance atlantique, qui est toujours une alliance nucléaire. Quelles sont les conséquences de nos choix pour nos alliés ?
Dans l’élaboration du concept de dissuasion nucléaire, il faut souligner le rôle joué par le lobby militaro-industriel, dont on parle trop peu. Les industriels, qui veulent vendre leurs matériels, exercent des pressions considérables sur les décideurs, soumis à la double influence des experts et des lobbies. Il n’est pas interdit alors de se poser des questions sur la rationalité et la justesse de certains choix. Souvenons-nous du discours édifiant du Général Eisenhower, en quittant la Présidence des Etats-Unis le 17 janvier 1961 : Nous devons veiller à empêcher le complexe militaro-industriel d’acquérir une influence injustifiée dans les structures gouvernementales……. Nous nous trouvons devant un risque réel, qui se maintiendra à l’avenir : qu’une concentration désastreuse de pouvoir en des mains dangereuses aille en s’affermissant. Nous devons veiller à ne jamais laisser le poids de cette association de pouvoirs mettre en danger nos libertés ou nos procédures démocratiques.

Comment agir pour aller vers un monde sans armes nucléaires ?

Il y a près de 26 ans, le Mur de Berlin tombait. Cet évènement majeur, suivi du démantèlement du bloc soviétique, mettait fin à la bipolarisation du monde et marquait une rupture majeure sur la scène internationale. Pourtant, aucune nouvelle doctrine de sécurité n’a véritablement émergé de cette mutation géopolitique profonde et la dissuasion nucléaire - qui consiste à exposer son adversaire à un risque de destruction massive - reste le pilier de la politique de défense de la France. Hier, le contrôle des armes nucléaires symbolisait la volonté de maintenir un équilibre – même fragile - entre les blocs de l’Est et de l’Ouest. Hier, une certaine pertinence stratégique des armes nucléaires pouvait se concevoir… encore que l’on ait, au nom de cette pertinence, accumulé autant d’armes nucléaires.

Aujourd’hui, les menaces auxquelles nous devions faire face sont à ranger au nombre des peurs du passé et la théorie de la dissuasion nucléaire n’est plus adaptée au monde en mouvement de ce début de 21ème siècle. Aujourd’hui, c’est l’existence même des armes nucléaires, couplée au risque de prolifération et de terrorisme nucléaire, qui constitue paradoxalement la plus grande menace. On assiste, par exemple, dans le contexte du conflit ukrainien, à des gesticulations nucléaires russes et américaines, les uns approchant leurs bombardiers de l’espace aérien des pays de l’OTAN, les autres s’efforçant de les gêner dans leurs manœuvres et ce, au moment même où les canaux de communication de crise ne fonctionnent plus. Dans ce cas précis, la dissuasion accroît les risques d’escalade, jusqu’à faire apparaître l’éventualité d’un chantage nucléaire, alors qu’il faudrait porter tous les efforts vers la solution politique de la crise et sa démilitarisation .
C’est plus par le multilatéralisme et les traités (comme le TNP) qu’on combattra la prolifération nucléaire que par la dissuasion. La nouvelle donne internationale et son lot d’instabilités politiques profondes plaident pour faire de l’élimination des armes nucléaires le fer de lance d’une nouvelle doctrine de sécurité internationale. Le désarmement nucléaire, présenté et vécu comme un acte de courage et non pas comme un acte de faiblesse, passera par un ensemble d’actions politiques, diplomatiques et militaires. Chacune a son importance, chacune est une étape essentielle pour asseoir cette vision d’un monde sans armes nucléaires.

Le rôle de la France

Dans cette nouvelle donne, la France a un rôle à jouer. Le Président de la République, dont les prérogatives sont essentielles dans le fonctionnement de la Vème République, vient de faire un discours (Istres- 19 février 2015), dans lequel il a rappelé les principes classiques de la dissuasion nucléaire, les mêmes qu’à l’époque de la Guerre froide !

Il est regrettable qu’il n’ait pas profité de son aura internationale actuelle pour appeler les puissances nucléaires à une conférence internationale, qui entamerait la marche vers un monde sans armes nucléaires.

Il aurait pu aussi indiquer qu’il gelait la modernisation des programmes nucléaires (SNLE, missile balistique et aéroporté) et annoncer un programme de transparence, comme l’ont fait les Britanniques, les Russes et les Américains.Il aurait pu demander d’inscrire le désarmement nucléaire parmi les priorités de la politique étrangère et de sécurité commune de l’Union européenne. Il aurait pu enfin plaider, au sein de l’OTAN, pour la suspension de la modernisation des armes nucléaires tactiques américaines et pour l’ouverture de négociations concernant le retrait et la réduction de ces armes en Europe.
L’annonce de ces mesures, qui ne remettraient pas en cause – au moins pour le moment - l’existence de la dissuasion nucléaire, auraient une valeur symbolique forte. Elles devraient être suivies d’un vrai débat parlementaire, associant la société civile, les scientifiques, les experts officiels et les militaires sur la possession de cet arsenal.
Une telle démarche, 70 ans après les bombardements nucléaires d’Hiroshima et de Nagasaki, serait certainement saluée et soutenue par une écrasante majorité des Etats des cinq continents.
La France doit redevenir audacieuse et les socialistes doivent redonner tout leur sens aux valeurs issues de l’héritage que leur a légué Jean Jaurès. En revisitant les dogmes de la dissuasion nucléaire, ce texte voudrait prouver aux socialistes qu'ils ne doivent pas rester prisonniers de la pensée d’un monde ancien et de vivre sur des mythes.


Paul Quilès

Contribution au Congrès de Toulouse du PS, octobre 2012.