Télérama : Peut-on dire que le 11 Septembre 2001 aura été un événement, c'est-à-dire ...créant un avant et un après?
Alain Joxe : Oui, c'est un événement. Mais un événement qui révèle et accélère des processus déjà engagés. Un peu comme, sur un glacier, il arrive que, en plantant son piolet, on fasse éclater sur 300 mètres une fente prélocalisée par les tensions du glacier entier. Le 11 septembre est ce coup de piolet de Al Qaida qui fait apparaître nettement et tout d'un coup la structure mondiale construite depuis dix ans, et qui permet au système Bush de se mettre en place.(...)
Il est très intéressant de remarquer que c'est dès 1993 que se forgent ces nouveaux concepts américains pour penser le monde. La même année, Francis Fukuyama théorisait sur la "fin de l'Histoire" et Samuel Huntington sur "le Clash des civilisations", qui est finalement le versant presque théo-stratégique du programme d'enlargement qui suit l'effondrement de l'URSS: les différentes "civilisations", qu'il définit de façon arbitraire selon le seul critère religieux, dessinent en fait une stratégie impériale classique (romaine, dirait-on) de "l'Occident judéo-chrétien" (et même judéo-catholico-protestant : il exclut l'orthodoxie autant que l'islam) pour régner en maintenant la division entre les "barbares" du Rhin et ceux du Danube ou de l'Asie, donc en empêchant les "musulmans" et les "tao-confucéens" de s'unir. Comment diviser le monde pour le dominer ? C'est la préoccupation nouvelle de cet empire du chaos que dirigent désormais les Etats-Unis. Bill Clinton était plus proche d'Anthony Lake ; George W. Bush, qui appartient à une droite intégriste religieuse - le courant protestant évangélique, épouse naturellement la vision d'Huntington.
Mais au fond, ce sont les mêmes paradigmes qui servent la nouvelle morphologie de la domination. L'un est davantage économique, l'autre est clairement militaire. Et la militarisation de l'empire a commencé bien avant l'élection de Bush : qualitativement, dès 1994, avec, le programme de "Révolution dans les affaires militaires" (RMA) et quantitativement ensuite. En cinq ans, les Etats-Unis ont construit une supériorité militaire absolue. Le budget de leurs armées avoisine en 2002 les 40% des dépenses militaires dans le monde. Et depuis 1999, le Commandement central (le Centcom) avait étendu son aire de responsabilité jusqu'en Asie centrale qui était devenue la zone cruciale du dispositif : le réaménagement militaire offensif des Etats-Unis était prêt là-bas depuis l'an 2000... sauf la défense anti-terroriste sur le territoire américain.....
Télérama : Peut-on faire un parallèle strict entre ce nouvel ennemi de "l'Occident" et l'ennemi soviétique du monde libre ? Le discours est-il le même ?
Alain Joxe : Il ne peut pas être le même, car "le terrorisme" est un ennemi virtuel. Et le réseau Al-Qaïda, premier désigné, n'est pas l'équivalent des Soviets ! Ce sont des fanatiques d'origine saoudienne - avec peut-être quelques pachtounes afghans et Pakistanais - et ces gens-là ont "du foin dans leurs sabots" : ils viennent de quelque part, leur vision de l'islam est identifiable. Ce sont des millénaristes, wahhabites salafistes... et, d'une certaine manière, ils manipulent les mêmes concepts que les Evangélistes américains : ils croient comme eux à la bataille d'Armageddon, à l'Apocalyptisme, à la fin de l'Histoire...Une religiosité qui n'est pas tellement éloignée du concept de Lénine quand il dit que l'impérialisme est le dernier stade du capitalisme. En fait, on en est au troisième stade final : empires coloniaux, empire américain, empire global du système financier. On retrouve cette promesse du stade ultime, cette façon de scander l'Histoire par de l'exceptionnel, ce désir de fin du monde - fin de l'Histoire, fin du capitalisme, fin du socialisme - et, naturellement, on trouve dans les religions de quoi penser cela.
Télérama : Pourquoi, nous, Européens, avons-nous du mal à prendre au sérieux ce genre de messianisme religieux ? Sommes-nous vaccinés contre parce que nous avons produit le communisme ? Ou sommes-nous trop laïcs ?
Alain Joxe : Je crois surtout que nous n'avons pas la même expérience de l'Histoire. Quand on est, comme moi, un historien-socio-politologue occidental version française et un peu méditerranéen, on ne se dit pas automatiquement "ils sont fous" , mais on se demande ce que cela veut dire. Et la réponse ne nous vient pas à l'idée parce qu'elle ne nous plaît pas. Pourquoi, tout d'un coup, l'arrivée de Bush au pouvoir et un attentat spectaculaire contre les deux tours à New York seraient-ils le signe de la fin du monde ou d'un nouveau règne de Dieu sur terre ou d'une guerre eschatologique entre le Bien et le Mal ? On en a vu d'autres ! Nous sommes des peuples qui connaissons l'Histoire comme une chose atroce : 5.000 morts dans un attentat, ce n'est pas aussi grave que le bombardement de Dresde par les alliés qui en a en causé 400 000.
Il est difficile de discerner quel est l'objectif de l'Europe, et de la France dans l'Europe. Nous n'avons pas, pas encore, les instruments pour formuler une politique militaire commune. Et d'abord parce qu'il n'existe pas vraiment d'Etat-Major européen, puisque les objectifs politiques sont, disons, pluriels... Les décisions demeurent encore propres aux Etats. Quant à la France, elle n'a manifestement pas une vision très claire de ce que pourrait être son action militaire en dehors de ses frontières. Cela ne facilite pas le débat politique, d'autant moins que le personnel civil français, d'une manière assez stupide, ne s'intéresse pas aux questions militaires. Très peu de députés, aucun parti politique, ne mettent la défense au centre de leurs préoccupations. Pourquoi ? Parce que cela ne rapporte pas de voix. La guerre n'est pas encore à nos portes. Du coup, on transcrit, sous le thème de la sécurité, des idées extrêmement menaçantes pour l'esprit républicain. Petit à petit, une confusion s'établit dans les opérations de maintien de l'ordre entre les missions intérieures et extérieures.
Télérama : Où voyez-vous cette confusion ?
Alain Joxe : Par exemple, dans le débat sur la suppression de la gendarmerie. Ou dans certaines manœuvres de l'armée de terre qui se pensent aussi bien dans un contexte d'intervention militaire à l'extérieur que dans le cadre de troubles urbains. C'est extrêmement vicieux comme représentation parce que les interventions extérieures vont finir par se penser techniquement comme des opérations de maintien de l'ordre outre-mer. Partant du principe que ce n'est plus très différent du maintien de l'ordre en ville. Les Américains ont formulé très clairement ce problème. Pour eux, il est parfaitement admis que tirer dans le tas dans la banlieue de Los Angeles, ce n'est pas très différent que de le faire à Panama. Ils ne se racontent pas d'histoires, parce que cela correspond à leur idéologie. Le passage du conflit interne, social, banlieusard, au conflit social banlieusard dans le tiers-monde, est exprimé de façon explicite dans la pensée stratégique américaine. En France, on ne peut pas se dire la même chose parce que cela ferait scandale. Et si ça ne faisait pas scandale, ce serait scandaleux !
Télérama : Peut-on alors dire que, tandis que les Fukuyama, Lake et autres Clinton nous disaient que nous entrions dans l'ère enfin apaisée du marché, de l'absence de conflit et de la prospérité, les Etats-Majors, eux, travaillaient sur des scénarios de chaos et de violence...
Alain Joxe : ... de conflit permanent. Bien sûr ! Je cite toujours la prose du Commandant Ralph Peters, un homme d'une grande honnêteté et d'une grande franchise, qui écrit régulièrement depuis 1997 dans Parameters, la revue de l'armée de terre américaine. Ses articles annoncent très précisément ce que nous voyons aujourd'hui. Il écrit aussi des romans de science-fiction qui avaient tout prévu ! Sa thèse est celle du "conflit permanent" : comme la dualisation du monde s'accentue, il va y avoir des riches de plus en plus riches et des pauvres de plus en plus pauvres, "nous les gagnants, écrit-il, sommes une minorité (...) nous deviendrons de plus en plus tueurs sur le plan culturel, de plus en plus puissants. Nous exciterons des haines sans précédent", les pauvres vont se révolter et vont vouloir nous faire du mal pour se venger. Il va donc falloir se défendre et nous allons devoir faire "un bon paquet de massacres". Il dit, il écrit cela texto, en 1997, dans des organes tout ce qu'il y a de plus officiels. On n'a pas besoin de l'inventer !
Télérama : Et dans ce bon paquet de massacres, il pense aussi bien aux villes américaines qu'au monde ?
Alain Joxe : il préfère sans doute que cela se passe ailleurs ! Mais il est dans un univers néo-darwinien, de sélection de l'espèce, dans lequel les perdants de la terre sont éliminables parce que c'est la loi de l'évolution. Sa pensée est peut-être apocalyptique mais elle est totalement dénuée de culpabilité. On ne s'attaque pas aux causes, on traite les conséquences, on les identifie comme le lieu du Mal, ce qui donne le droit de taper fort. C'est une pensée fondée sur la punition plus que sur la prévention. En cela, les Américains et les Européens se différencient radicalement.
Télérama : D'où vient cette différence ?
Alain Joxe : De l'influence d'Israël, non seulement en tant qu'Etat d'Israël, mais en tant que religion de l'Ancien Testament où se retrouvent les Evangélistes, les Baptistes et tous ces groupes religieux issus du protestantisme des colons. Ces sectes américaines, dont la croyance religieuse est ancrée dans la Bible, dans le contrat d'Israël avec Dieu, représentent l'essentiel de ce que l'on appelle aux Etats-Unis le lobby sioniste. Il y a une collusion de pensée et d'intérêts entre l'extrêmisme juif et le fondamentalisme protestant. Dieu a donné la Palestine aux juifs et l'Amérique du nord aux Américains
Télérama : Vous remarquez que les Etats-Unis ont perdu le sens politique de la violence. Elle n'est analysée par des causes politiques, mais selon des critères culturels, religieux, voire ethniques. Sommes-nous condamnés à cette façon de penser ?
Alain Joxe : A partir du moment où la religion s'empare de l'espace politique, ça fait des dégâts dans la philosophie des Lumières ! Et réciproquement d'ailleurs. La lutte d'émancipation du politique menée au XVIIIè siècle est en plein reflux. Des quantités considérables de populations dans le monde ne peuvent aujourd'hui, pour leur survie, que se replier sur des éléments religieux. Les Evangélistes l'ont bien compris d'ailleurs : voir par exemple la nature de leur activité missionnaire au Guatemala et en Amérique latine en général. C'est une activité à la fois religieuse, économique, politique et culturelle. Ils convainquent des populations démunies d'adopter une discipline plus ascétique - c'est-à-dire essentiellement de ne plus boire - et, avec l'argent économisé, ils obtiennent des crédits, construisent des écoles, voire des universités, et en tout cas des églises fastueuses. Le système étant bien sûr subventionné par les Eglises américaines. Voilà comment le christianisme évangélique sait produire les bases d'une morale économique qui peut contribuer à l'accumulation du capital. La conséquence, c'est qu'évidemment, les partis politiques sont balayés au Guatemala. Ces Eglises sont des ONG, des entreprises privées en concurrence les unes avec les autres, livrées au marché, et créent une sorte d'utopie capitaliste et protestante. Si on ne connaît pas ces expériences latino-américaines, on ne comprend pas ce que sont les Etats-Unis.
C'est pour cela que, savoir si Bush est idiot ou pas n'est pas le problème ! Il faut d'abord considérer qu'il est appuyé par une équipe d'intégristes chrétiens, qui ne sont pas seulement une entreprise religieuse mais aussi politique et sociale. C'est assez proche au fond d'un parti unique de type fasciste... sauf que ce n'est pas un parti unique puisqu'il est livré aux lois du marché ! La seule chose unique, c'est la référence biblique et la constitution des Etats-Unis ! Donc, pourquoi le 11 Septembre est-il un événement fondateur ? Parce qu'il recentre cette morale chrétienne capitaliste a-centrée autour du drapeau américain. Et ça marche parce que le peuple américain est dans un état de déculturation effrayante et que c'est une morale qui lui donne une raison d'être... ainsi que des moyens de lutter contre la délinquance et la drogue.