Dans l’idéal, les dirigeants mondiaux devraient accorder aux conflits supposés 'gelés' l’attention qu’ils méritent avant qu’il ne soit trop tard...
Il fut un temps où les conflits s'étendaient sur plusieurs générations, comme la Guerre de Cent Ans entre l'Angleterre et la France. Puis, on nous a prédit que la ‘guerre mondiale contre le terrorisme’ serait une guerre éternelle". On a appris les récits des guerres de durée limitée, comme la guerre de Sécession ou la Première Guerre mondiale. Concernant les guerres d'Afghanistan et d'Irak, le timing est différent. Elles pourraient durer encore longtemps, même si les missions justifiant les interventions sont déclarées accomplies et les forces expéditionnaires retirées. Parce que les horreurs de Pandore ne peuvent pas être remises en boîte aussi facilement. En attendant, nul ne peut se hasarder en disant de façon catégorique : ‘c’est fini’.
Dans l’espoir de les zapper, les guerres qui ne s'arrêtent pas sont et seront simplement ‘gelées’ ; la température des conflits sera abaissée par une succession de cessez-le-feu. En misant sur le temps, dans l’espoir que certains traumatismes soient cicatrisés ou que les infections de la haine se soient apaisées.
Les "conflits gelé"s sont l’occasion d’affrontements réels et violents qui prennent fin. Momentanément. Ces conflits non résolus peuvent être suivis d’un accord ou bien rester dans une ‘terra incognita’ juridique. Qu’on songe à Chypre depuis 1974 ou au Sahara Occidental, là où le front ne bouge pas depuis longtemps. Il n’empêche : un conflit gelé reste souvent meurtrier, même si la létalité demeure ‘sous le seuil’ d’attention de la communauté internationale. Jusqu’au jour où …comme entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Les braises d’autres hotspots de la connflictualité risquent à tout moment de s’enflammer. Voici que l’Arménie se trouve à nouveau confrontée à une épuration dans la région du Haut-Karabakh, alors même que son génocide du début du XXe siècle n’a même pas encore été reconnu par tous les États. Le Cachemire demeure l’objet d’un contentieux entre l’Inde, la Chine et le Pakistan depuis 1947. Certes, le plus souvent, les parties signent des cessez-le-feu, Mais cela n’a rien de rassurant. Il suffit d’observer la situation coréenne. La guerre de Corée s'est terminée en juillet 1953 par un armistice Il y a 70 ans. Mais aucun traité de paix n'a marqué la fin des combats. Les deux parties sont toujours techniquement en guerre. Cela fait donc plus de 70 ans que la guerre entre les deux Corées est en suspens. Pendant cette période, les forces armées de Seoul et Pyongyang ont échangé des tirs d'artillerie se sont affrontées en mer et ont entretenu une guerre des mots presque ininterrompue. La Corée nous rappelle tout simplement que le provisoire peut devenir durable. À tout moment, jusqu'à la période actuelle de détérioration des relations, le conflit aurait pu dégénérer. Même si les Coréens du Nord et du Sud ont vaqué à leurs occupations, habitués au traumatisme d'une péninsule déchirée en deux.
Les Iles Kouriles
Des pourparlers de paix ont bien commencé entre la Russie et le Japon dès février 2008. Le quotidien Japan Today rapporte alors que le président russe propose au Premier ministre japonais Yasuo Fukuda de régler définitivement tous les différends territoriaux. À la surprise générale, en septembre 2018, Vladimir Poutine annonce publiquement vouloir tourner la page de la Seconde Guerre mondiale avec la signature d’ici la fin de l’année et sans condition préalable d’un traité de paix avec le Japon, notamment pour régler le contentieux autour des îles Kouriles. Mais en mars 2022, en raison de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, Poutine fait marche arrière. En rétorsion aux sanctions prises par le les autorités nippones, la Russie annonce alors l'arrêt des pourparlers. Tokyo réagit en accusant Moscou d'avoir annexé illégalement les Kouriles. Le conflit est à nouveau gelé. Jusqu’à quand ?
L'expression "conflit gelé" a été le plus souvent utilisée en relation avec les guerres à la périphérie de la Russie - en Moldavie, en Géorgie et, aujourd'hui, en Ukraine. Dans les trois cas, les séparatistes soutenus par Moscou ont créé leurs propres régions semi-autonomes : en Transnistrie, en Ossétie du Sud, en Abkhazie et, aujourd'hui, dans le Donbass. Les régions séparatistes n'ont été reconnues que par une poignée d'autres États. (comme pour Chypre du Nord. S’il s’agit de situations d'impasse qui ne laissent entrevoir aucune solution facile, ces conflits plus ou moins gelés ne se limitent pas au contexte post-soviétique. Si l'on examine la carte, on s'aperçoit qu'une grande partie de la planète est tombée dans cette crevasse. De nombreux hot spots sont en fait gelés : Chypre, Cachemire, Taïwan, Birmanie, Yémen, Haut-Karabakh, Sud-Soudan, Sud de la Thaïlande, sans ompter les endroits où la communauté internationale a préféré détourner son regard comme en RDC avec ses millions de morts en 30 ans de guerre.
La paix au rendez-vous ?
En fait, il est très difficile de trouver une paix aussi claire et durable que celle qui a prévalu entre la France et l'Allemagne après la Seconde Guerre mondiale ou que celle qui existe aujourd'hui entre les États-Unis et le ViêtNam. La guerre en Bosnie a pris fin en 1995 avec les accords de Dayton. L'Angola a mis fin à un conflit de 27 ans en 2002. Le conflit à Aceh a pris fin en 2005. Le gouvernement sri-lankais a mis fin à la guerre civile dans ce pays (bien qu'en grande partie par la brutalité plutôt que par la diplomatie) et en Casamance avec différents cessez-le-feu depuis 2005.
Attention : les conflits gelés’ ne le sont en effet jamais vraiment et ils conservent tout leur potentiel de déstabilisation. Comme le rappelle l’ancien diplomate Brian Fall (cf. 'Le Monde' du 4 novembre 2020) : ‘La meilleure analogie serait avec une rivière gelée, immobile en apparence, mais sous la couche de glace, le courant reste toujours aussi fort ». Cela se vérifie (aussi) en Afrique. L’Ethiopie, après l’Erythrée et la guerre oubliée du Tigré (avec un cessez-le-feu en novembre 2022 mais au bord d’un nouvel embrasement). Pratiquement partout ailleurs où un conflit armé est en cours, les diplomates n'ont pas réussi à convaincre les factions belligérantes de signer des traités de paix.
Des paix insaisissables
Dans un monde marqué à la fois par la faiblesse des États, la puissance des armes et l'effondrement des institutions, les conflits armés peuvent aisément s’étaler sur plusieurs générations. (Israël/Palestine). Les raisons pour lesquelles la paix est si souvent hors de (notre) portée sont multiples. D’abord, le monde est inondé d'armes, une inondation qui n’est en rien une catastrophe naturelle. Les armes fournies à une faction finissent souvent entre les mains de ses ennemis, ce qui rend les embargos sur les armes et les transferts d'armes ciblés quasiment impossibles. De même que les fusillades explosent aux États-Unis en raison de la disponibilité des armes de poing, les guerres sont beaucoup plus susceptibles de commencer, de se poursuivre et de résister à toute résolution parce que les jeunes recrues continuent d'avoir accès aux munitions et armes sophistiquées. Secundo, les institutions internationales et régionales sont faibles, en voie d ’épuisement. L’ONU et les organismes régionaux tels que l'Union Africaine sont trop faibles pour contraindre les combattants à déposer leurs armes, trop faibles pour fournir suffisamment de soldats de la paix pour faire respecter un cessez-le-feu, trop faibles pour fournir des fonds suffisants pour reconstruire les zones de conflit et veiller à ce que les conflits ne reprennent pas.
Il y a plus de trente ans, la guerre froide a pris fin avec l'effondrement de l'Union soviétique. Nous étions alors censés nous engager sur la voie de la paix et de la prospérité. Mais d'une manière ou d'une autre, nous nous sommes égarés. Nous avons trébuché. Malgré nos belles paroles et les efforts de diplomates dévoués. Vivre par l'épée, mourir par l'épée - et il n'y a pas de miracle médical qui puisse nous sauver de cette maladie mortelle. Ceci soulève une question fondamentale dans ce monde en voie de militarisation rapide : sommes-nous encore en mesure de mettre fin à une guerre ?
BC avec extraits de John Feffer dans ‘Endless Wars’
directeur de ‘Foreign Policy In Focus