Les auteurs de Livre Vert de la Défense (1) se donnent pour mission de réconcilier les écologistes avec la défense, de mieux sensibiliser les militaires pour appréhender les nouvelles missions sécuritaires, évaluer ce facteur multiplicateur de menaces (2) qu'est le dérèglement climatique ; à ne pas se tromper d'ennemi, à mieux scénariser les 'conflits verts' (3) et dessiner par la même une future demande d'Europe (4).
Des convergences obligées
La parution de ce Livre Vert est tout un symbole. En l'espace de vingt ans, le développement durable (DD) a pris du galon. Le concept s'est imposé lentement mais sûrement, depuis la mise en place bd. Saint-Germain d'un mini Fonds d'Intervention pour l'Environnement (FIE) en 1994. Le DD est mentionné dans le Livre Blanc de la Défense de 2008, au moins une fois. A la sous-commission défense et sécurité du Parlement Européen(4), il n'existe toujours pas de groupe de travail sur le sujet ; par contre, de l'autre côté de l'Atlantique, des responsables militaires ont plaidé pour une 'sécurité plus soutenable'(5). Ce virage, cette transition s'accompagne d'une reconnaissance par la nébuleuse écologiste que l'armée n'est pas imperméable au DD. Le Livre Vert préfigure une maturation de la pensée et celle-ci peut se traduire demain au niveau des institutions. Une extension des attributions du ministère du Développement Durable pour coiffer des missions aujourd'hui aux mains de leurs collègues de la Défense ? Un redécoupage du partage du fardeau qui permettrait, comme le souhaitait le ministre Alain Carignon, que les deux ministères pèsent d'un poids équivalent ? Les auteurs préconisent, parmi les 20 recommandations qui figurent en fin d'ouvrage, la mise en place d'un organisme d'échange et de concertation entre militaires et écologistes au niveau national . Si pareil organisme n'a pas encore pignon sur rue, le terrain est bien balisé depuis l'ouverture en janvier 2003 d'une chaire d'enseignement sur le DD à l'Ecole Polytechnique ; depuis que des officiers sont initiés au développement durable aux autre coins du monde, y compris en Suisse (6) ou au Chili.
Guerre au climat ?
Les écologistes de la Green Defense (en anglais dans le texte) insistent sur la nécessité de placer le changement climatique au cœur de missions de la défense. Mais une fraction des officiers français imprégnés de climato-scepticisme n'est pas très réceptive pour 'imaginer l'inimaginable' (7). Aussi peut-on craindre une mésentente sur la perception des risques et menaces et des priorités à leur accorder. D'ailleurs, lorsque les militaires boudent ou désertent les négociations de Kyoto tandis que leurs (futurs) interlocuteurs verts affirment que 'Kyoto est un accord anti-guerre' (8), le décalage (9) est notable. Un décalage qui se manifeste aussi sur le terrain politique : un amiral nommé au poste de représentant spécial pour le dérèglement climatique, c'est une réalité à Londres, mais toujours pas à Paris.
Dans les recommandations du Livre Vert relatives aux enjeux climatiques, on peut apprécier la volonté de proposer la création d'un haut conseil aux réfugiés climatiques auprès de l'Onu ; mais on peut regretter qu'il n'y ait pas le moindre commentaire sur le refus français d'adhérer à la Convention ENMOD (10), le seul traité qui proscrit la manipulation délibérée de processus naturels pouvant conduire à des phénomènes tels que raz-de-marée, ouragans ou modifications des conditions climatiques. Un traité que 7 des 9 puissances nucléaires ont ratifié (11) ; un traité auquel le CHEAR, dans sa 45ème session de 2009, a fait référence en reconnaissant son utilité. Pour les auteurs du Livre Blanc, ce dérèglement climatique dont la communauté militaro-industrielle serait victime et non co-responsable (12), représente un atout : il contraint à l'abandon des vieilles grilles de lecture géopolitique, y compris la désignation d'un ennemi à combattre. Et le Livre Vert propose modestement la sobriété énergétique des institutions militaires (13). Une démarche non polémique pour encourager le monde militaire à aménager des compromis entre les exigences environnementales et le besoin de supériorité technologique, tactique et stratégique, bref, les contraintes opérationnelles.
L'interventionnisme d'exception
Le Livre Blanc estime que l'UE est un 'pourvoyeur de sécurité' et pour lever tout doute à ce sujet, les auteurs soulignent que ses 28 membres financent 40 % du budget des opérations de maintien de la paix de l'ONU. C'est d'ailleurs sur ce créneau que la Green Defense entend surfer et être crédible. Il s'agit de consolider la vision d'une UE en tant qu''alliance militaire défensive', et par la même occasion, fournir un cachet humanitaire aux conflits dits de faible intensité, dans des zones vulnérables, des zones à risques, et autres futures zones d'engagement , là où l'Européen prend en charge les conséquences d'Etats faillites ; et en misant sur une reconversion de bases pré-positionnées françaises pour nos OPEX , des bases où pourrait flotter un jour prochain le drapeau européen. Enfin, les auteurs du Livre Vert préconisent des forces de réaction rapide en cas de catastrophes 'naturelles' ou de catastrophes provoquées par des conflits. C'est d'ailleurs dans cette optique que la diplomate suédoise Maj-Britt Theorin (14) avait constitué une commission dès 1991 pour la mise sur pied de 'casques verts' assignés à l'ONU, une initiative classée sans suite ; et le silence du Livre Vert sur le sujet ne risque pas de ressusciter ces troupes de troisième type, fussent-elles assignées à l'UE. Les auteurs parient que l'interventionnisme, pour ne pas tomber dans le 'politiquement incorrect', est légitime s'il prend la forme d'ingérences environnementales, au Darfour plutôt qu'au Groenland, au Mali plutôt qu'au Tibet.
Les Verts en ordre de bataille
Les auteurs du Livre Vert tentent de faire valoir une idée simple pour ne pas dire simpliste selon laquelle la défense du territoire peut et doit sanctifier la protection de nos environnements, la sauvegarde de nos écosystèmes, la protection des biens communs à l'humanité. Au risque de paraître incohérents, ils se familiarisent avec la realpolitik et c'est pourquoi l'idée d'Europe-puissance n'est pas, n'est plus un repoussoir. Certes, l'UE ne compte que 5 % de la population mondiale, mais cette UE, rappelle le Livre Vert, détient 25 % des capacités militaires mondiales. A partir de ce constat, toute allusion à des conflits armés sans coup de feu ou toute référence à 'la résolution non-violente des conflits' (15) semble dépassée. Un virage 'à la Grünen' (16) est peut-être en train de s'opérer chez les écologistes de l'Hexagone puisque l'UE aurait vocation à être 'un acteur stratégique global'. S'agit-il d'un tournant historique pour des Européistes victimes de la culture de l'armement analysée jadis par Brundtlandt ? (17). Quoi qu'il en soit, nos auteurs dont la pensée verte penche vers le less may be better et le small is beautiful , s'approprient dans le bilan européen, la vingtaine de missions civiles et militaires orchestrées par l'Union et qui, cocorico oblige, furent initiées par la France. Au risque d'être en porte-à-faux avec les apôtres de la décroissance, ils entrevoient 'des missions de haute intensité' (page 40) confiées à une 'force navale européenne' qui monterait en puissance pour assumer la défense du territoire (européen).
Dans la conduite des opérations, la pensée verte et durable s'est imposée. Le verdissement des armées n'est plus une mode mais correspond à un courant de fond. Si les restrictions budgétaires ont enterré le concept de 'sécurité environnementale' que l'Otan avait insufflé au début des années 90, la directive "Stanag 71-41" de l'Otan a inspiré une directive interarmées de protection de l'environnement en vigueur depuis mai 2004. L'Onu, par l'intermédiaire du Programme des Nations unies pour l'Environnement, (PNUE), a donné des consignes aux Casques Bleus pour qu'ils deviennent de plus en plus verts (18). Ainsi, grâce aux précautions environnementales, la gestion post-conflits où règne le trio DDR (Désarmement, Démobilisation, Réinsertion), devrait limiter les dégâts. Sur tous ces fronts, le fait de se doter d'hélicoptères plus silencieux, de véhicules moins énergivores, plus performants sur la durée, de matériels recyclés, est le meilleur moyen de rentabiliser, (pérenniser ?) la conduite des OPEX. Cette valorisation de l'écoconception, les militaires la partagent désormais, et pour des motifs opposés, avec les auteurs du Livre Vert. Il en va de même pour le démantèlement des systèmes d'armes en fin de vie, avec ou sans standardisation européenne, de la déconstruction des anciens SNLE (19), de l'assainissement et de la reconversion des bases militaires, à l'instar de ce l'ONG Green Cross est parvenu à faire en Russie dans le cadre du programme Conweap.
La prévention 'low cost'
La déclaration de Petersberg de juin 1992 limitant l'action de l'UE à la résolution et à la prévention des conflits et à la gestion des crises peut prêter le flanc à des critiques ; mais les auteurs du Livre Vert s'en accommodent fort bien. Accréditer l'idée que l'UE est une puissance pacifique (20) correspond à une représentation de l'espace européen d' où la violence interétatique est considérée comme maîtrisée (page 26). C'est pourquoi, plutôt que de s'étendre sur les meilleurs moyens de civiliser le métier des armes – sans remplacer le soldat par un ambulancier ou un garde-forestier – le Livre Vert martèle que la prévention des conflits est une mission à part entière pour la défense nationale. Reste donc à répandre au sein des forces armées une 'culture de la prévention' (page 60), préambule à une 'culture de paix' à l'échelle planétaire. C'est au nom de ce principe de précaution que les auteurs du Livre Vert vantent l'implantation des ZEAN, les zones exemptes d'armes nucléaires qu'il faudrait à leur avis exporter ailleurs...sauf sur le continent européen. C'est aussi au nom de la prévention que le Livre Vert loue les bienfaits des parcs pour la paix (21), ces zones tampon au statut démilitarisé, aires protégées transfrontalières prisées en Afrique australe, médiatisés par diverses ONG, et qui tiennent lieu d'espaces de médiation. Plus terre à terre, les auteurs préconisent un ministère délégué à la prévention des conflits, rattaché au Ministère de la défense, grâce à une réaffectation d'une partie du budget de l'Agence Française de Développement, (AFD). La proposition, aussi louable qu'originale, a pour seul défaut de faire l'impasse sur le fait que l'AFD s'est dotée d'une 'cellule de prévention des crises et de sortie des conflits'. Plutôt que d'insister (page 63) sur le renforcement de l'Onu suite à une réforme de ses instances qui garantira la pacification de la compétition des Etats, les travaux du Livre Vert auraient pu d'attarder sur d'autres options à partir d'exemples extra-européens. Parmi elles, les restrictions sur les exportations d'armes en vigueur au Japon, ou encore les garanties de souveraineté (y compris alimentaire et énergétique) élaborées dans la 'défense intégrale' en Equateur. Enfin, une réflexion plus approfondie sur le concept de 'sécurité humaine' eût été bienvenu. Introduit par le Pnud il y a vingt ans (22), il a fait l'objet en 2004 d'un rapport commandité par Javier Solana (23) et méritait d'être cité plus d'une fois dans cet ouvrage.
Un pacifisme d'opportunité
En ayant le souci de coller à certaines réalités militaires, tout en présentant les lignes directrices d'une mutation, relative à l'intégration du DD comme 'donnée stratégique', les auteurs du Livre Vert tentent d'esquisser un programme de désarmement. En partant du postulat selon lequel la 'France se doit de rester un acteur du désarmement mondial', les auteurs disent vouloir relancer l'ensemble des traités de désarmement aujourd'hui en suspens (Traité sur l'espace extra-atmosphérique dd 1967 et convention Enmod non compris).
Dans la même envolée, ils proclament la nécessité d'abolir' l'arme nucléaire, à défaut de mettre la guerre hors-la-loi, comme pour être en phase avec les groupes de pression anglo-saxons tel ICAN (24) ou 'Global Zero'. Sur la validité de la position française à l'égard du nucléaire, le Livre Vert admet qu'il y a lieu de s'interroger ...et son questionnement rejoint curieusement les hésitations formulées au sein de la hiérarchie militaire. En effet, pour les promoteurs de la Green Defense, l'investissement dans la dissuasion handicape la mise sur pied d'un système de surveillance de 70.000 kms de côtes maritimes ; il entrave la montée en puissance des capacités d'assistance et de secours ; il risque ainsi de nuire aux efforts pour mener des missions humanitaires, pour colmater des désastres, que ce soit Fukushima, où il fallut mobiliser 100.000 hommes ; ou faire face à d'autres risques industriels dans un pays tel que le nôtre qui gère 48 installations Seveso. Bref, l'arsenal nucléaire a tendance à 'écraser le champ des capacités conventionnelles'(25).
Cette esquisse de défense verte à la française, à défaut d'être européenne – peut influer sur la transition énergétique des armées. De façon plus ambitieuse, elle vise à contribuer à la transition énergétique de la société ; d'une société dans laquelle ne seront plus dissociés les enjeux écologiques et ceux relatifs à la guerre et la paix.
BC dans Revue de Défense Nationale, avril 2014
Notes
(1) Paru en février 2014, préfacé par Leila Aïchi, sénatrice, Secrétaire de la Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées du Sénat, page 101.
(2) référence au rapport Solana intitulé 'changement climatique et sécurité internationale' de mars, 2008 ;
(3) Titre d'un ouvrage collectif publié par le GRIP, Bruxelles, 1992
(4) Le Livre Blanc recommande que cette sous-commission soit 'transformée en commission pleine et entière'.
(5) Déclarations de John Ackerman, de l'Air Command and Staff College de l'US Air Force qui intervint lors d'un colloque organisé à Chapel Hill
(6) Institut de Bienne
(7) Référence au rapport du Pentagone de 2003 qui renvoie au penser l'impensable d'Herman Kahn.
(8) cf. d'Alain Lipietz, Discours de clôture, le 12 juin 2008, colloque Sécurité collective et Environnement, Bruxelles
(9) cf. 'L'impact du changement climatique en matière de sécurité et de défense : un enjeu dont il faut se saisir d'urgence', Assemblée Nationale, rapport d'information n° 4415
(10) Contraction d'ENVironmental MODification, diminutif de Convention d'interdiction des techniques de modification de l'environnement à des fins militaires ou toute autre fin hostile ; adoptée par l'Assemblée Générale des Nations Unies en décembre 1976 ; depuis 2011, est célébrée chaque année, le 6 novembre, journée d'interdiction de modifier l'environnement à des fins militaires.
(11) Hormis Paris et Tel Aviv
(12) Le complexe militaro-industriel russe serait responsable de plus de 50 % des rejets de CO2 dans l'atmosphère.
(13) Op. cit., page 24
(14) cf L'étude, sponsorisée par l'ONU et intitulée "Charting Potential Uses of Resources Allocated to Military Activities for Civilian Endeavours to Protect the Environment"
(15) Les Verts allemands ont renoncé à leur pacifisme radical des années 1980, en adoptant, lors de leur congrès de Berlin de 2003, un préambule de leur nouveau programme fondamental qui reconnaît que le recours à la force militaire ne peut pas toujours être exclu.
(16) Une devise passe-partout qui a ancré les Verts dans le paysage politique après le Larzac.
(17) cf. Notre avenir à tous ?'
(18) 'L'Onu va former les casques bleus aux défis environnementaux de la paix et de la sécurité', rapport Pnue intitulé 'Verdir les casques bleus', du 1er mai 2012.
(19) La DGA a passé un marché avec une société française sur la faisabilité de l'organisation d'un processus industriel de déconstruction des coques ; avec deux objectifs : la garantie du secret militaire et le respect de la règlementation relative au code de l'Environnement.
(20) cf. Luc Mampaey, conférence le 5 mai 2006, Palais d'Egmont, Bruxelles
(21) cf. Peace parks, plus de 200 recensés dans le monde, cf. Op. cit. page 48
(22) Rapport du Développement Humain, Pnud, 1994.
(23) Human Security Doctrine for Europe, rapport présenté le 15 septembre 2004 à Barcelone
(24) Acronyme pour International Campaign to Abolish Nukes, campagne internationale pour abolir les armes nucléaires.
(25) Op. cit., page 93.
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