Lorsque les relations internationales se sont constituées comme objets d’analyse et d’action, la sécurité ne pouvait rimer qu’avec souveraineté ; elle ne pouvait se penser qu’à l’échelon des Etats qui étaient en train de se constituer. Thomas Hobbes, le père fondateur de la politique moderne, liait intimement le rôle de souverain à celui de protecteur de sujets menacés de toute part, sur le plan interne comme sur celui d’une vie internationale qui ne pouvait qu’opposer indéfiniment des Etats qui n’avaient entre eux que des relations de 'gladiateurs'. Cette vision, totalement acceptable au XVII ème siècle, était apparemment banale : elle était pourtant lourde de conséquences.
Qu’on en juge : en partant de tels postulats, la guerre devenait ‘normale’ , tandis que la sécurité ne pouvait se penser qu’au singulier frontal. Il s’agissait de ma sécurité face à celle de l’autre. Un dangereux jeu à somme nulle s’esquissait : tout renforcement de ma propre sécurité ne peut qu’amoindrir celle de mon voisin et réciproquement. Le fameux dilemme de sécurité était né ! Souveraineté et frontalité : deux bonnes raisons de rapprocher la sécurité et le domaine militaire, jusqu’à confondre les deux. Il en dérivait une culture sécuritaire dont nous sommes les héritiers et qui a tant de mal à se penser sur le mode collectif. Si le concert européen établit, dès le XIX ème siècle, l’idée d’une sécurité tout juste ‘internationale’, elle n’y parvient qu’en pensant celle-ci comme un compromis entre des politiques étrangères qui devaient préserver la stabilité du tout pour mieux survivre isolément. Quand, en revanche, la Société des Nations (SDN), après le premier conflit mondial, a amorcé l’idée d’une ‘sécurité collective’, les vieux réflexes souverainistes n’ont pas tardé à réapparaître…
Pourtant le monde évolue. La mondialisation, en s’affirmant, a défié par trois fois le principe de souveraineté. D’abord, en se voulant inclusive : l’humanité entière, pour la première fois de son histoire, agit sur une scène unique qui lui impose autant de contraintes et de normes potentiellement communes. Ensuite, en cultivant l’interdépendance : loin d’être subordonnée aux conditions de la concurrence comme naguère, ma survie dépend des liens qui m’unissent aux autres. Enfin, en promouvant la mobilité : dans un monde de communication généralisée, tout le monde voit tout le monde et chacun est potentiellement ou réellement chez l’autre. Du coup, d’une sécurité compétitive et souveraine, nous passons doucement mais surement à une ‘sécurité liée’. Ma sécurité dépend désormais de l’accomplissement de celle de l’autre et de la construction de celle de tous…
Le choc est d’abord culturel, ce qui contribue à expliquer pourquoi les résistances opposées à un tel changement sont si vives. Même lorsqu’on convient que la sécurité peut être un bien commun à l’ensemble de l’humanité, le réflexe est prompt, lorsqu’on en définit les contours, de penser d’abord aux intérêts nationaux mis en péril. On oublie simplement qu’inversement, aucun intérêt particulier ne peut plus survivre sans que nous soient réunies préalablement les conditions d’une sécurité collective minimale. Seulement, le bât blesse précisément à cet endroit : les intérêts individuels sont lisibles à court terme, alors que les intérêts collectifs ne le sont qu’à long terme. Dans une rationalité politique et surtout électorale, le court terme est infiniment plus rémunérateur que le moyen ou le long terme…
Face à ce dilemme bien connu, plusieurs politistes, et en particulier Elinor Oström ont su montrer que la correction ne pouvait venir que d’un effort institutionnel consenti à l’échelle internationale. Effectivement, seul le multilatéralisme a permis de progresser dans la conception même de cette sécurité collective échappant aux lois de la souveraineté et à la pesanteur des égoïsmes nationaux ; seul il pouvait garantir sa mise en œuvre équitable…Encore qu’il faille se garder de tout optimisme naïf : le multilatéralisme a irrémédiablement tendance à refléter les valeurs des plus puissants et à protéger par priorité les intérêts de ceux-ci.
Pourtant, conceptuellement, l’aventure démarra tardivement, mais avec un certain succès…Même s’il fallut attendre 1994, le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD qui sut concevoir une sécurité humaine de façon en même temps révolutionnaire et réussie. En envisageant cette nouvelle sécurité comme un effort destiné à libérer l’humanité de ses peurs, on progresse sensiblement, tant dans l’extension de l’idée même de sécurité que dans son émancipation des logiques de souveraineté. La nouvelle vision, portée par le PNUD brise surtout un tabou : la principale menace aujourd’hui n’est plus de nature militaire mais se rattache intimement aux enjeux sociaux mondiaux. La sécurité est désormais alimentaire, sanitaire, environnementale, économique (*) ; la souveraineté n’a plus grand rôle à y jouer : bien au contraire, dans un formidable retournement de l’histoire, elle apparaît maintenant comme gênante ! Plus encore, cette nouvelle vision de la sécurité est enfin compatible avec la nature même des nouveaux conflits, qui n'ont plus rien à voir avec les vieilles compétitions de puissance, mais qui dérivent de la faiblesse et de l'extrême vulnérabilité humaine des sociétés du Sud (**).
Hélas, le vœu reste en grande partie pieux. Les classes politiques ne sont pas disposées à faire le sacrifice de ces ‘intérêts souverains’ qui les portent. Mieux, les vieilles puissances agissent pour faire de ces guerres de faiblesse de nouvelles ressources pour galvaniser leur puissance malade ! On voit bien comment le Conseil de Sécurité, en bon temple de la puissance souveraine, répugne à se saisir des questions relevant de la sécurité humaine mêlant, selon un art consommé, le pragmatisme et la mauvaise foi. On voit aussi toutes les astuces et les mesures cosmétiques destinées en même temps à empêcher l'adoption de conventions internationales trop contraignantes dans ce domaine et à donner l’impression que cette contrainte existe malgré tout…Alors, la souffrance humaine dure...
Bertrand Badie
avec l’aimable autorisation de l’auteur
(*) Le rapport identifiait sept composantes de la sécurité humaine : sécurité économique, sécurité alimentaire, sécurité sanitaire, sécurité environnementale, sécurité personnelle, sécurité de la communauté, sécurité politique.
(**) cf. ouvrage Quand le Sud réinvente le monde. Essai sur la puissance de la faiblesse, Paris, La Découverte, 2018