Cette période qui démarre avec la tragédie du 7 janvier pose de vraies questions. Chercher à la fois à diviser par deux le chômage en cinq ans et les émissions de gaz à effet serre en dix ans est louable. Mais on ne peut faire abstraction des conflits qui rôdent, de ceux que la France entretient, des opérations de pacification qu'elle s'attribue au nom de finalités controversées, avec des alliés peu recommandables. Dans le chaos d'une mondialisation qui voit proliférer les oligarques et les voyous, les fanatiques et leurs sectes, les AK-47 plutôt que les crayons des écoliers tant vantés par Malala, où prospèrent Etats fantoches et Etat en faillite, quelle chance la France a-t-elle de se prémunir contre une stratégie de la tension ?
La question des armes, une question occultée quand le sang coule au loin, quand les victimes sont anonymes, revient à l'ordre du jour. Mais pas forcément pour 'armer' nos sociétés de liberté, d'égalité et de fraternité. Outre les voix encore minoritaires qui entonnent le refrain de « nous sommes en guerre !» avec Huntington en bandoulière, les politiciens à Bruxelles s'accrochent aux vieilles recettes. Comme d'habitude. Suite à la crise financière de 2008, des centaines de milliards furent débloqués pour le sauvetage de banques en faillite. Au même moment, quelques 27 millions d'euros (seulement) étaient consacrés par la Commission pour célébrer l'année 2010, année européenne de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale. Des économistes - déjà atterrés - ont tenté d'alerter, préconisant des transitions plus radicales que la pseudo « transition énergétique ». Hormis ceux qui prennent pour argent comptant (et content) « l'interpénétration des économies militaires et civiles » (Pierre Naville), des esprits plus clairvoyants (tel Christian Saint-Etienne) expliquaient dès 2010 (dans 'Les Echos') que les entreprises seraient bien inspirées d'allouer 40 % des budgets de formation aux plus de 40 ans, bien qu'il s'agisse d'« un choc stratégique total équivalent à un effort de guerre ».
Dépenses publiques, gaspillage et détournement
Alors que les mots d'ordre pour un transfert des dépenses militaires vers les budgets sociaux se font rarement entendre dans les manifs, une sorte de consensus mou survit pour ne pas toucher à ces dépenses. Les adeptes de la « sanctuarisation » ne seront pas congédiés pour détournement. Ceux qui contribuent à faire de notre pays le 4ème exportateur d'armes dans le monde ne risquent pas de se voir accusés d'incitation à quelque forme de terrorisme. Inspirée par le libéralisme de l'U.E, cette caste mise sur la privatisation des services publics, y compris le secteur de la sécurité. Pas pour racheter le programme nucléaire nord-coréen par exemple, ni pour relancer un plan de taxations des transferts d'armement, mais pour spéculer, avec un bréviaire de la haine, sur l'utilité des guerres, un « classique » que tout polémologue un peu averti a cogité. « L'existence d'une menace extérieure à laquelle il est ajouté foi est essentielle à la cohésion sociale aussi bien qu'à l'acceptation d'une autorité politique » écrivait Galbraith en 1968. N'est-ce pas ?
A l'heure qu'il est, face à l'émergence de nouvelles peurs, il ne faudrait pas que la focalisation sur les ennemis plus ou moins identifiés soit utilisée pour détourner l'attention à l'égard des démunis, ce que Orwell, dans '1984', avait si bien décrit. Car les classes dites « dangereuses » risquent d'en faire les frais. Du point de vue des bricoleurs qui administrent les affaires courantes, la mise en scène de ce danger, de cette menace, est très utile à plus d'un titre. Utile pour justifier les dépenses dites 'incompressibles'. Utile pour écouler la production que peut absorber une société guerrière, ou pour justifier le recours aux drones qui ne seront pas éternellement destinés aux théâtres d'opérations afghan ou malien. Cela permet par la même occasion de contraindre une partie de la population – à qui l'on empêcherait ou empêchera le droit de vivre en paix - à survivre dans la crainte, le précaire, le sursis.
La confusion des genres
Le mélange des genres entre police et armée, au nom des défis sécuritaires, a de quoi inquiéter. Après les délires reaganiens sur les pays de l' « Axe du Mal », les « postes avancés de la tyrannie » que l'Amérique épinglait en 2005, pour en découdre avec l'Irak, Cuba, la Birmanie et quelques autres, la mobilisation post-11-septembre-2001 a accéléré ce mouvement de criminalisation des exclus de la mondialisation, les paumés de la Terre. En renforçant le camp des indignés. En France, au sein de la Royale (Marine), une vocation policière se développe avec des opérations de lutte anti-piraterie, alors même que Paris se désengage partiellement de l'opération Atalante. Mais l'attrait pour les stratégies de pacification a des limites. Certains militaires hésitent, estimant qu'ils pourraient bien être appelés' un jour à « dealer » avec des adversaires fanatisés par l'arrogance occidentale, et ceci quels que soient les théâtres d'opération, avec ou sans prise en compte des Conventions de Genève.
Les militaires au secours du social ?
Avec l'assimilation des militaires aux forces du maintien de l'ordre interne pour le quadrillage d'un territoire jamais suffisamment sécurisé, les marges de manœuvre sont étroites et les dérapages faciles. L'histoire récente nous apprend que c'est en uniforme, dans le cadre de leurs fonctions que certains ont lancé des grenades offensives. Au regard de ce qui s'est passé après le 11 Septembre en Amérique, en matière de violations des droits, y compris la torture, une vigilance s'impose. Ici, des appels en faveur d'un fonds social – une sécurité 'sociale' – commencent à se faire entendre. Ces appels ne proviennent pas de l'establishment politique où tout le monde trouve normal qu'un journal soit moins bien protégé qu'une agence bancaire. Ils émanent de citoyens sous l'uniforme, de quelques hauts gradés au sein des forces armées. Si ces officiers sont enclins à plaider en faveur d'une redistribution des richesses, une réaffectation des ressources, ce n'est pas au nom de quelque idéologie, mais tout simplement au nom d'une conception de la sécurité. Ceci ne cadre pas vraiment avec l'étiquette de 'brutes en marche' qui leur colle parfois à la peau. Mais enfin ces hommes et femmes sous l'uniforme, dont certains se sont fait applaudir le 10 janvier, ne sont pas formés et entraînés pour mater des adeptes de la guérilla urbaine dans les périphéries des grandes agglomérations. Ils ne fantasment pas sur ces fusils d'assaut AK-47 qui, rappelons-le, ont eu leur baptême du feu en 1956 quand les hommes de l'Armée Rouge ont réprimé dans le sang – (2 500 Hongrois et 700 Soviétiques morts) la révolte populaire de Budapest. Ils peuvent être amenés dans le cadre d'opérations anti-terroristes à mettre « hors d'état de nuire », et « neutraliser » des fous furieux. Mais ils n'ont pas vocation à en découdre, tirer dans le tas, dégainer sur des foules manifestant leur ras-le-bol. Ils n'ont d'ailleurs pas non plus été formés pour détecter en chaque spéculateur un « saboteur » potentiel ; encore moins à nous prémunir contre les agissements maffieux des institutions financières et autres multinationales qui portent atteinte aux « intérêts supérieurs de la nation ».
Face aux processus de désintégration, de décomposition sociale, les mêmes fantômes ressurgissent, les mêmes questions reviennent. Quel type de sécurité, autre qu'une version militaro-policière peut-on concevoir et mettre en place ? Et qui ne torpille pas ce qu'il est valable, voire précieux de protéger ? Pour l'instant, les priorités ne permettent pas trop d'imaginer des lendemains qui enchantent. Et pourtant, en dépit des secousses qui ont ébranlé un pays endeuillé, un pays réveillé en sursaut pour honorer des amoureux de la paix, il serait approprié de concevoir la souveraineté comme le droit et le devoir du peuple français de prendre des dispositifs en rapport avec l'intérêt commun et le bien commun...Pour assurer en pleine indépendance d'esprit, une défense pensée par nous qui prenne en compte les intérêts de la majorité et les valeurs partagées.
Ben Cramer