Au-delà des échafaudages institutionnels pour distiller, à faibles doses bien sûr, l'idée de sites internationaux de stockage, la question de savoir si Bure sera un terre d'asile pour déchets radioactifs européens est bientôt à l'ordre du jour.
Ouvrir un laboratoire souterrain à la collaboration internationale est un moyen pour le pays hôte de gagner en notoriété. Certes, mais cela ne suffit pas. Le ou les laboratoires peuvent servir de modèles pour - cocorico oblige – montrer que la France, qui est déjà en pointe pour le stockage des TFA– est aussi dans le peloton de tête pour les sites d'enfouissement. A défaut d'exporter des centrales nucléaires à travers le monde, Bure pourrait permettre d'exporter notre savoir-faire vers les pays qui sont infectés de déchets et qui cherchent, tous, un moyen de les enfouir, du moins de s'en débarrasser d'une manière ou d'une autre. Que le Laboratoire de Bure se décline au singulier ou au pluriel, il suffira bientôt de lui donner une valeur ajoutée comme quoi il ne sera pas uniquement national. La France se verrait bien embarquée dans un nouveau marketing en faveur des sites de stockage made in France. Un service après-vente ? Concernant les centres de stockage de déchets nucléaires souterrains, la place de numéro un reste à prendre et la partie est loin d'être gagnée.
Les vrais pionniers de la recherche sur terre
Si l'on exclut les TFA, la France n'est pas à l'avant-garde dans un secteur-clef : le stockage, le vrai, en formations géologiques profondes. Pourquoi ? Tandis que les concurrents potentiels prennent une certaine avance, dans la recherche, dans la formation, l'information ; deux Etats européens, focalisés sur la bombe :- le Royaume-Uni et la France – misent sur le retraitement. Au-delà de cette spécialité qui consiste à recycler des matières non recyclables - l'une des grandes mystifications de l'aventure nucléaire – , Paris participe à cette frénésie pour l'import-export des années 70 et 80 en oubliant que La Hague n'est qu'un lieu de transit, un hébergement provisoire qui ne résout en rien l'accumulation des déchets.
Il ne faut donc pas s'étonner que les pays non engagés dans la fabrication des armes nucléaires aient été les premiers à se préoccuper des problèmes relatifs au stockage profond des déchets. Dès 1965, l'Allemagne, alors RFA, crée dans une ancienne mine de sel de Asse un laboratoire de recherche. A Mol en Belgique, un programme de site expérimental de dépôt pour les déchets de haute activité (Hadès-URF ) est lancé dès 1975. En Suède, la première installation souterraine de recherche à Stripa (granite) date 1977 dans une ancienne mine de fer. Le fonçage du puits démarre dès 1980 et le laboratoire est en service depuis 1984 ; Les Français, qui adorent faire bande à part avec Superphénix et la transmutation (une obsession du CEA), sont à la traîne : Fanay-Augères (granit) en service de 1980 à 1990, Mines d'Amélie (sel) en service de 1986 à 1992 et enfin Tournemire (ancien tunnel ferroviaire) en service depuis 1990. Mais ils ne sont pas inquiets, grâce à la bombe justement. Après tout, la France s'est dotée d'installations militaires pré-disposées et en nombre suffisant. Ainsi, parmi les sites explorés en France, les proches du BRGM et de l'Andra évaluent le sous-sol de Marcoule avant de l'exclure. Après 1995, les experts analysent les galeries souterraines du Plateau d'Albion où l'Armée de l'Air a entretenu à grands frais des 18 missiles SSBS avant leur reconversion en Laboratoire Souterrain du Bas Bruit (LSBB). Mais ils s'aperçoivent qu'au-dessous du village de Rustrel, la surface souterraine totale de 12.000m2 laisserait peu de place au stockage lui-même, un stockage difficile à réaliser avec des galeries d'une largesse de moins de 4 mètres et le tout dans une roche calcaire fracturée, donc peu étanche (entretien avec G. Wayzand). Reste bien sûr d'autres zones de prédilection auxquels les autres européens ne peuvent pas prétendre : les ex-sites d'expérimentation d'ogives nucléaires. Pourquoi pas Moruroa ou Fangataufa ? Un inventaire original non exclusif. Minatom, le ministère de l'Energie Atomique russe, et le gouverneur de la région d'Arkhangelsk, se sont mis d'accord pour construire un site de stockage sur l'île de Novaya Zemlya . Mais pour les motifs exposés ailleurs, cette dispersion géographique n'est plus de saison. Nul, pas même au CEA, ne voudrait remuer le couteau dans la plaie du Peuple Maohi qui a vécu le nucléaire d'un peu trop près.
L’argile de Bure n’est pas forcément un atout
En revenant sur le continent européen où l'avenir du stockage va se jouer pour la France, comme pour les autres, on s'aperçoit d'abord que l'argile de Bure n'est pas forcément un atout. Dès le début des années 80, quand l'institution bruxelloise est baptisée Communauté Economique Européenne (CEE), et veut déjà jouer le chef d'orchestre et impulser la musique, la CEE-dispatche les recherches pour le stockage en profondeur. La coordination avec d'autres Etats européens, non adhérents à la CEE, se fait par l'intermédiaire du Conseil de l'Europe(conférence de Stockholm, septembre 1984). Les rôles sont distribués : le sel pour les Allemands, l’argile pour les Belges. Le granit pour les Français. Les Britanniques font bande à part et opte pour les fonds marins au large de Cap Vert et des Caraïbes. Mais quels que soient les conseils de Bruxelles et les préférences de l'Andra, le peuple français en a décidé autrement. Pour se consoler et neutraliser les adversaires qui invoquent la loi Bataille, Yves Le Bars, un ancien du BRGM, fait savoir que son agence est sur le point de réaliser un dossier pour initier une recherche de site dans le granite, comme cela se fait en Suède.
Pour ne pas se faire distancer, par des petits pays considérés comme moins talentueux, l'Andra compte sur la coopération internationale. D'ailleurs, elle existe. Sans vouloir entrer dans les détails, et abreuver le lecteur de noms, d'acronymes et de dates, dix pays membres de l'Agence de l'Energie Nucléaire de l'OCDE (sur 24) développent des laboratoires souterrains. Parmi les laboratoires européens spécifiques à un site potentiel, retenons le Finlandais Onkalo, la galerie de recherche d'Olkiluoto dans le granit, l'allemand Gorleben dont les travaux sont aujourd'hui suspendus, le suédois Aspö dans le granit aussi, en service depuis 1995, et puis enfin Bure, dans l'argile, décrit par l'AEN comme site de dépôt potentiel . Le lecteur non averti ignore peut-être l'Enresa, le Nagra, Nirex, SCK/CEN; l'Ondraf, le SKB, le Posiva, etc. Ce ne sont pas des noms de code, mais les sigles des homologues européens de l'Andra. La NAGRA, c'est-à-dire l'Andra helvétique, exploite depuis 1984 son propre labo souterrain dans la région du Grimsel. Depuis 1996, l'Andra se base sur les expériences du site de Mont-Terri, (argile) dans le Jura suisse, pour valider Bure.
Bruxelles au chevet des artisans du stockage
La logique et l'état des connaissances scientifiques veulent que la question des déchets nucléaires soit envisagée dans un cadre multinational. L'Europe ne se croise pas les bras. La Commission européenne a présenté en novembre 2002 un paquet législatif sur l'industrie nucléaire. La proposition de directive – aujourd'hui contestée par la Finlande, la Suède, le Royaume-Uni et l'Allemagne - entend soutenir et développer l'effort de recherche (que la Commission juge insuffisante) et mieux coordonner les programmes nationaux.
A ce propos, l'Union Européenne tente, depuis 2003, d'imposer aux États membres, y compris la France, la mise en place généralisée de programmes nationaux de gestion des déchets radioactifs . Pourquoi ? Selon les eurocrates de Bruxelles, la proposition privilégie l'enfouissement géologique des déchets de haute activité - la technique la plus sûre, en l'état actuel des connaissances. L'Union Européenne est pressée d'harmoniser les méthodes et d'harmoniser le timing. La proposition de directive imposerait aux États membres d'adopter des programmes nationaux de stockage des déchets radioactifs comprenant, notamment, le stockage en profondeur des déchets de haute activité, selon un calendrier préétabli. Pour ces déchets, le choix du site de stockage (national ou régional) devra être arrêté en 2008, au plus tard . Il devra être opérationnel au plus tard en 2018. On comprend mieux pourquoi l'Andra aime à souligner, par la voix de son directeur que 2006 – date butoir selon la loi Bataille - constitue un point d'étape plus qu'une échéance (Itv de François Jacq pour émission Vif du Sujet, France Culture, mars 2004, devant le site de Soulaines-Huys.)
Pourquoi tant de sollicitude de la part des Européens ? Avec 142 réacteurs en service, des fournisseurs d'électricité, ex-services publics, EDF compris, qui s'ouvrent à la concurrence, le paysage s'élargit. Avec des sites de retraitement comme ceux de La Hague ou de sa concurrente Sellafield, qui retraitent pour les voisins et des voisins négligents qui ne récupèrent pas leurs déchets une fois retraités, où en sera demain la traçabilité ? Rien que dans l'Union Européenne, il y aurait déjà 500 tonnes de ces déchets redoutables dans les stocks en attente de retraitement. A travers ces exemples, on voit bien que la question de la nationalité du stockage de ces matières est contraignante, restrictive, voire dépassée. A Bure, nos interlocuteurs insistent sur le fait que la loi interdit d'accueillir des déchets étrangers. Admettons. Si la mise en commun de sites semble prématurée, la recherche ou les recherches vont se conjuguer sans problème. Cette conjugaison d'efforts s'explique à plus d'un titre.
1) La recherche du consensus. Si la communauté scientifique creuse son sillon, les politiques, quant à eux, se trouvent devant une impasse. Il ne suffit pas de trouver le procédé le plus abouti, il faut aussi qu'il soit consensuel. Or, les exigences écologiques des citoyens sont revues à la hausse. En effet, où que ce soit dans le monde, des Etats-Unis (avec Yucca Moutain) à Taïwan en passant par le Kazakhstan, tout projet d'emplacement fait scandale, quelle que soit la qualité géologique du sites de stockage sélectionné. La liste des projets avortés ou en suspens s'allonge de jour en jour. Suite aux protestations pour sauver le site archéologique prestigieux à Scanzano Jonico, les autorités italiennes déclarent forfait en novembre 2003. Cette victoire est retentissante, et le gouvernement italien s'est donné 18 mois pour trouver un autre site. Le site de Gorleben en Allemagne, à force de mobiliser d'imposantes forces de sécurité au moindre convoi, est en sursis. Les Suisses ne sont pas seuls à hésiter. Ainsi, explique Aude Le Dars du Commissariat à l'Energie Atomique (CEA): Les expériences au Japon, en Allemagne et en Belgique n'ont pas été analysées fautes d'avancées significatives dans le processus de décision ou dans la mise en oeuvre du dialogue social. N'en déplaise à ceux qui vantent le dialogue social, la concertation , les bienfaits de la transparence , on peut dire que le seul dénominateur commun entre Européens est leur méfiance à l'égard des déchets.
Aucun concept d'évacuation à long terme de déchets commerciaux de haute activité n'a encore été approuvé dans aucun pays. Alors ? Il est souvent plus facile, pour rendre (le stockage) possible politiquement, comme dirait Christian Bataille (dans ‘Le Figaro’ du 30 avril 2003), de se référer à des instances internationales, des accords avec l'AIEA, l'Euratom ou tout simplement l'Europe . Un procédé utile ? Une aubaine. Cela permet de botter en touche et de déléguer ses propres responsabilités, de renvoyer à ce qui échappe.
2) La recherche d'une coordination/synchronisation.
Contrairement à ce qu'on pourrait croire, les Européens marchent en ordre dispersé. Tout le monde semble faire cavalier seul. Depuis, le sacro-saint principe du NIMBY fait réfléchir. Les Français, qui sondent les qualités de l'argile sont pressés, mais ils sont bien les seuls. Chez nos voisins d'outre-Manche, la gestion est au point mort. Après avoir essuyé un échec dès 1977, pour installer un laboratoire souterrain de qualification du site de Sellafield, rejeté en raison des incertitudes scientifiques,, la société privée britannique NIREX est éclaboussée par les scandale d'Omega Pacific dans les années 90. Depuis, les Britanniques prospecteraient du côté de la Russie et seraient intéressés par les projets d'aménagement du site de stockage de la Nouvelle-Zemble (Novaya Zemlya) mais ces rumeurs n'ont pas été confirmées. Dans les milieux autorisés, on s'attache surtout à dire que l'évacuation géologique sera déterminée dans les 50 ans à venir et les autorités nucléaires se contenteront de stocker en surface, comme elles le font depuis un certain temps.
Chez nos voisins Belges, on temporise avec un centre d’entreposage intermédiaire de tous ses déchets nucléaires sur le site de Belgoprocess dans le nord du pays. Aux dernières nouvelles, le site Hadès-à Moll – dans l'argile comme à Bure - servirait de laboratoire et de laboratoire uniquement (...) jusqu'en 2048. En Espagne, où l'on ne recourt pas au retraitement, aucune décision concernant le choix d'un concept de stockage définitif pour les déchets HAVL ne sera prise avant 2010, après la remise des recommandations de l'Andra espagnole, Enresa.
Européanisation ou mutualisation ?
A un stade ultérieur, la Commission entend proposer, en accord avec les industries et les États membres, la création d'une entreprise commune, conformément au chapitre 5 du Traité EURATOM. Tout le monde ne serait pas contre, loin de là. Les petits pays du Bénélux par exemple n'ont pas la même disponibilité en termes de sites géologiques adéquats que les pays plus étendus. Ils sont donc les premiers à réclamer une gestion internationale du problème et la création de plusieurs centres internationaux. Et que dit-on à Bruxelles ? Afin de ne pas heurter certaines susceptibilités dont un refus suédois, la directive ajoute que Des solutions de coopération entre États membres sont envisagées sans que pour autant aucun État membre ne soit tenu d'accepter des importations des déchets radioactifs d'autres États membres. Au-delà de cette prose un peu trop diplomatique, la Commission suggère d'approuver la possibilité de transférer des déchets nucléaires d'un Etat membre à un autre ou vers un pays tiers. Certains aimeraient que les déchets radioactifs soient considérés comme une marchandise ordinaire, ignorant les frontières ; d’autres imaginent déjà des centres de stockage européens. Cette option n'existe pas dans la loi Bataille, mais enfin, rien ne nous permet d'exclure à court terme une modification de la loi. Ou un contournement de la loi comme on l'a vu avec celle qui oblige un Etat de récupérer ses déchets retraités...ou encore les premiers contrats étrangers de la Cogéma pour lesquels il n'existait pas de clause de retour.
La France ne verrait pas d'un mauvais oeil l'adoption du principe de mutualisation Il est préconisé par l'AIEA et François Jacq, aux commandes de l’Andra depuis l'an 2000, l'a évoqué ; Nous pouvons donc nous permettre d'anticiper et prospecter. Soit le site de Bure se verra confier un rôle équivalent à celui qu'a eu La Hague en se préoccupant de gérer les déchets des voisins, moyennant finance. Soit Bure deviendra, à moyen terme, parmi les (rares) sites opérationnels après 20é0, un site co-géré par deux ou plusieurs États. Après tout, cette forme de partenariat cette co-gestion est dans l'air du temps.
BC & Camille Saïsset
Extraits de La descente aux enfers nucléaires, Esprit Frappeur, juin 2004