N'ayons pas la mémoire courte! La RFA fut le leader de l’opposition au Traité de Non Prolifération (TNP) nucléaire. L’accord créant l’entreprise d’enrichissement d’uranium Urenco fut d’ailleurs signé un 5 mars 1970, le jour de l’entrée en vigueur du TNP. Un bras d'honneur ?
L’Allemagne n’est alors pas isolée dans ce front du refus. L’Italie, le Japon et la Suisse font dépendre leur adhésion de celle de Bonn. Qualifié de ‘super Versailles’ par F.J. Strauss et de ‘plan Morgenthau’ par le chancelier Adenauer, le TNP est dénoncé sur le fond comme sur la forme. Pour certains conseillers de Strauss, comme Marcel Hepp, (rapporteur personnel du Ministre), ce traité représente un scandale et un diktat : ‘Voilà que les puissances nucléaires nous appliquent le qualificatif hautain de "démunis" ! Tandis que Bonn se méfie de la portée du TNP, Berne se méfie des intentions de Bonn et doute tout autant de la durabilité du Traité. En 1958 déjà, dans un aide-mémoire destiné à l'ambassadeur de Suède, Rudolf Bindsschedler déclare que la dotation d'un armement nucléaire de l'armée suisse dépendra du maintien du monopole des armes nucléaires entre trois grandes puissances, un monopole incertain. Les notes manuscrites du représentant du Conseil pour les affaires étrangères Herbert von Arx sont claires : le traité – qui, à l'origine, était avant tout destiné à neutraliser l’Allemagne, pourrait s'effondrer. Parmi les hypothèses d’effondrement, un retrait des Etats-Unis. Le secrétaire d’Etat (US) Dean Rusk tente alors de calmer le jeu : il souligne que le TNP n’empêcherait pas une éventuelle fédération européenne (dont l'Allemagne) d’acquérir un statut nucléaire en succédant aux Etats reconnus comme puissances nucléaires, tels la France et le Royaume-Uni, un scénario qui aurait déjà été discuté avec Gromyko (selon une déclaration de septembre 1966).
L’Allemagne, avant même de contester la reconduction indéfinie du TNP (prévue pour 1995) va miser sur une porte de sortie : l’article 10. Cet article autorise chaque signataire de se retirer (avec un préavis de trois mois) s’il considère que les ‘intérêts suprêmes’ du pays sont en jeu ; des conditions auxquelles vont recourir les autorités nord-coréennes pour se retirer en janvier 2003.
Les années 70
Lors d’une session du Bundestag en février 1974, l’un des leaders du parti libéral démocrate (FDP) Wolfgang Mishnick insiste : ‘Il est encore possible de développer une puissance nucléaire européenne‘. L’essai indien de 1974 va changer la donne. La RFA se résigne à signer le TNP lors de la première conférence de révision en mai 1975. Mais pour bien montrer que les abstentéistes ne sont pas nécessairement des démunis, la RFA signe le 27 juin 1975 un contrat de 12 milliards de marks (DM) avec le Brésil, l’un de ces Etats du front du refus qui rejoindra les signataires du TNP que le 28 Novembre 1990 et ne le ratifiera que le 14 juillet 1998. Ce commerce germano-brésilien permettra à des opposants à l’armement nucléaire en France, tel que le résistant Claude Bourdet, d’écrire dès 1977 : ‘Au Brésil, grâce aux usines de traitement et de séparations montées par la RFA, le gouvernement allemand pourra se constituer peu à peu des stocks d’explosif atomique ( )’.
La filière civile pour proliférer
Certes, la France peut s’irriter de la position de Bonn vis-à-vis du TNP mais elle est mal placée pour manifester son désagrément, dans la mesure où la France, tout en appartenant aux nantis du nucléaire, rechigne à ratifier ledit Traité et s’obstine dans le flou entre 1970 et 1992 ! Pour contrarier à sa façon le diktat des Grandes Puissances. En recourant au fameux ’argument ‘Pourquoi pas nous ?’ (comme pour les ventes d’armes), la France alimente ceux qui, parmi les militaristes à Bonn, s’élèvent publiquement contre toute discrimination (entre les Etats dotés d’armes nucléaire et les autres). Ce décalage n'interdit pas la complicité : adhérents ou non adhérents du TNP, Allemands (de l’Ouest) et Français ont figuré au rang des bâtisseurs du complexe atomique de la République Sud-africaine (…). Ils ont aussi contribué, indirectement, au développement de l’arsenal nucléaire israélien, et la livraison de sous-marins à Israël par les autorités de Bonn (vers 1990) provoque alors un tollé. Si la contribution française à la centrale d’Osirak est bien connue et médiatisée, les entreprises allemandes ont, elles aussi, contribué à l’édification d’un arsenal irakien, comme l’ont révélé certains rapports de l’ONU après la guerre du Golfe.
L’ambiguïté nucléaire, un malaise allemand
le 19 janvier 1977, le Shah d’Iran est l'invité de l'émission ‘le Grand Témoin’ diffusée sur la chaîne 'Antenne 2' de la télévision française. Interrogé sur ses tentations nucléaires, le Shah s’insurge : ‘Pourquoi pour vous, pour l'Allemagne, ce serait normal, pour l'Angleterre, ce serait normal d'avoir des armes atomiques et pourquoi pour l'Iran qui n’est pas dans l’OTAN, qui ne bénéficie ‘aucune garantie de qui que ce soit - le simple principe de se défendre ou de défendre ses intérêts devient un problème ?!’( ). Aucun commentateur, à l’exception de Dominique Lorentz, ne relèvera que le Shah attribue à l’Allemagne le même statut qu’à la France. Deux décennies plus tard, les commentateurs sont aussi silencieux ou abasourdis lors de la visite qu’effectue le président russe Boris Eltsine le 2-décembre 1997 en Scandinavie. Dans le discours qu’il prononce pour expliquer son intention de réduire d'un tiers le nombre d’ogives nucléaires russes, il inclut l'Allemagne et le Japon dans le ‘club des puissances disposant de l'arme nucléaire’. On ne peut rien déduire à partir de simples dérives de langage d’un responsable quel qu’il soit. Toutefois, le niveau technologique atteint par l’industrie nucléaire et les stocks de matériaux fissiles à usage dual font de l’Allemagne une puissance atomique en filigrane ( ). Les recherches menées sur les lasers de puissance permettraient de mettre au point des bombes sans essais préalables ; et la détonation nucléaire par fusion est une option technologique que n’interdit pas le TNP.
Contenir une Allemagne ‘trop forte’
Contenir une Allemagne, qui sait œuvrer dans la cour des ‘Grands’, est un leitmotiv que le secrétaire d'Etat (US) James Baker reprend à son compte. En février 1990, lors d'une visite à Moscou, Baker tente de rassurer Gorbatchev avec des promesses. Par la même occasion, J. Baker fait valoir auprès de Gorbatchev qu'une Allemagne unie, non affiliée à l'OTAN, pourrait représenter une menace supplémentaire car elle risquerait de chercher sa sécurité en développant son propre programme d'armes nucléaires ( ). Les haut gradés de la U.S. Air Force agitent alors un chiffon rouge en expliquant à leurs adversaires Russes qu’un territoire en plein centre du continent d’où ne seraient plus entreposées les bombes B-61 comme sur la base aérienne de Büchel, constituerait de facto un ‘feu vert’ pour l’avènement d’un nouvel acteur nucléaire sur le théâtre européen. A Washington, le général Brent Scowcroft (conseiller aux questions de sécurité) explique au conseiller français Jacques Attali le 8 mars 1990 : ‘Il faut aider Gorbatchev qui est à la dérive (…) Kohl ne joue qu’à court terme (…) Le cauchemar serait une Allemagne trop forte qui, un jour, réclamera l’arme nucléaire. Il faut l’éviter à tout prix (…)’ . Ce discours ressemble à s’y méprendre à celui de Mitterrand. Quelques années plus tard, le sujet a été quasiment enterré, sauf pour quelques observateurs pour qui l’européanisation de la défense n’est pas un long fleuve tranquille puisqu’elle soulève une question taboue : l’accès de l’Allemagne à l’arme nucléaire ( ).
L’horizon va-t-il s’éclaircir ? Les Allemands ne peuvent pas aspirer à un statut de puissance et le faire savoir en se dispensant de payer le prix des attributs essentiels de la puissance qu'est la défense, rappelle le sénateur Daniel Reiner ( ). La classe politique à Berlin devra aussi prendre en compte son opinion publique, y compris l’opposition d’une majorité d’Allemands au stationnement d’armes nucléaires (U.S.) sur son territoire.
La question n’est pas de savoir si l’Allemagne acceptera longtemps de rester dans l’OTAN, mais de savoir si elle acceptera encore longtemps de demeurer au sein de l’OTAN en situation de dépendance, ce qu’elle a toléré durant la guerre froide pour la simple raison qu’elle n’avait alors pas le choix de faire autrement.
Quand bien même la France serait prête à sacrifier son arsenal nucléaire (de 300 têtes) sur l’autel de la Europäische Verteidigung, (défense européenne), on voit mal pourquoi l’Allemagne, en passe de redevenir une puissance avec tous ses attributs, accepterait d'être redevable pour sa sécurité à plus petit ou plus faible qu’elle.
B.C.