Bonjour l'Europe

L’Europe et l’atome : 60 ans d’attirance et de rejet

1957-2017 
KIDS war and PEACE1957 ne fut pas seulement l’année de la signature du Traité de Rome. 1957 fut le témoin d’initiatives en vue de nucléariser et de dénucléariser le continent.

Le président D. Eisenhower annonça son intention de stocker des armes nucléaires tactiques (ANT) en Europe, au cours d'un sommet de l'OTAN. Objectif : délocaliser la bombe made in the USA. Le général Norstad confirma cette décision le 27 février 1957. Pour lui, 'il est essentiel, sur le plan strictement militaire, que les forces de l'Allemagne fédérale, en plein développement, soient équipées d'armes atomiques, à la fois pour la sécurité de l'Allemagne et pour la sécurité de l'OTAN'. Cette offensive U.S. fut accueillie par une résistance anti-nucléaire, populaire et diplomatique.

Adam RapackiDu côté ouest-allemand, des membres de la communauté scientifiques lancent le 12 avril l’Appel (ou Manifeste) de Göttingen. ‘Pour un petit pays comme la RFA, nous croyons qu’aujourd’hui, la meilleure manière d’assurer sa protection et de favoriser la paix mondiale est de renoncer expressément et volontairement à la possession d’armes atomiques en tout genre’. En octobre 1957, juste avant le lancement de Sputnik, le ministre polonais des Affaires Etrangères Adam Rapacki (cf. photo) expose, devant l’Assemblée Générale des Nations Unies, un plan qui prévoit d’interdire à la Pologne et à la Tchécoslovaquie de produire et de stocker des armes nucléaires si, simultanément, les deux Etats allemands (RFA et RDA) en font autant. Le projet polonais (qui constituera l’ossature pour d’autres zones exemptes d’armes nucléaires dans le monde) est favorablement accueilli par la Belgique, le Canada, la Norvège et la Suède (ce dernier ne faisant pas partie de l’OTAN). Que dit la France ? A. Rapacki convoque en décembre 57 l’ambassadeur de France à Varsovie pour le mettre en garde contre les projets d’armement nucléaire de la RFA. Mais la France n'en a cure : elle feint de regarder ailleurs et pour cause : trois ministres de la défense (France, RFA et Italie) signent (le 25 novembre) un protocole concernant la coopération en matière d’armements conventionnels et nucléaires. La ‘désatomisation‘ de l’Europe centrale n’aura donc pas lieu. 

Les fantasmes atomiques de F.J. Strauss

A l'époque, l’un des penseurs de la dissuasion française, le colonel Pierre-Marie Gallois  est chargé de rencontrer le ministre de la défense Franz Jozef Strauss, pour tenter de négocier avec le Bavarois (et son homologue français Maurice Bourgès-Maunoury) les conditions d’une concertation. Au sujet du contenu, il ne sera jamais question d’atome ou de nucléaire, mais plutôt, discrétion oblige, de “ coopération dans le domaine des armes nouvelles ”. Mais qui est cet interlocuteur privilégié ? F.J. Strauss n’est pas un inconnu. En juillet 1952, il est élu président de la commission du Bundestag chargé d’étudier les problèmes de la Communauté Européenne de Défense, la CED. En octobre 1955, il est nommé ministre des questions nucléaires. L’appellation peut surprendre. Certes, il y avait en France à la même époque un secrétaire d’Etat chargé de la recherche scientifique et de l’énergie atomique, Georges Guille, nommé en février 1956. Mais attribuer un ministère des questions nucléaires au sein d'un Etat (l’Allemagne de l’Ouest) censé s’interdire toute fabrication de ces armes est plutôt troublant.

Le poste de Strauss est un tremplin. Il va lui permettre de réunir autour de lui des collaborateurs parmi l’élite dont Otto Hahn et Werner Heisenberg, recruté en 1927 (à l’âge de 26 ans) comme professeur de physique atomique à l'université de Leipzig. Ces scientifiques, opposés à tout équipement nucléaire tactique fourni par l’OTAN à la Bundeswehr, vont œuvrer au sein d’une commission pour la mise au point d’un réacteur de recherche. En fin stratège, Strauss joue la carte du nucléaire civil en accélérant la construction de centrales nucléaires, afin de rassurer ses collaborateurs qui voient dans l’utilisation civile de l’énergie nucléaire une solution pacifique de substitution. Ce qui ne l’empêche pas de soutenir l'idée d'un armement atomique européen, en vantant les mérites du militarisme allemand retrouvé. 

Une fois nommé Ministre de la défense, octobre 1956, Strauss fait savoir que la RFA n'a pas l'intention de se laisser distancier (militairement) par son voisin d'outre-Rhin. Fervent partisan du nucléaire sous toutes ses formes… le ‘band-leader of the German Gaullists, comme le surnomme le 'New York Times' plaide en faveur d’une quatrième puissance atomique qui serait...soit sous drapeau l'OTAN, soit sous la bannière de l’Europe occidentale. Il surfe alors sur la formule attribuée à Kenneth Waltz , selon laquelle ‘more may be better’ et qui est la cousine du ‘pouvoir égalisateur de l’atome’ chère au général P-M. Gallois. Ce qui compte pour Strauss et ses comparses, c’est de pouvoir accéder au bouton nucléaire, même avec un seul doigt, que ce soit dans le cadre des défunts projets de la Multilateral Force (MLF), dans le cadre de l’OTAN, d’une coopération anglo-franco-allemande ou, hypothèse plus probable, franco-allemande…. 
Aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est en passant par la ‘filière Strauss’ que les dirigeants français (de la IVè République) proposent aux Allemands (de RFA) de participer au financement de séparation isotopique de Pierrelatte, une étape essentielle pour la bombe H. Les Allemands sont des complices de choix : ils ont déjà travaillé sur la séparation isotopique dès la 2ème guerre mondiale ( cf. Bertrand Goldschmidt, Le complexe atomique, Fayard, 1980). Et les élites politiques des deux côtés du Rhin savent bien que les accords de Paris de 1954 n’interdisent pas à l’Allemagne de fabriquer des armes nucléaires, si ce n’est sur son propre sol.

Quand la dissémintation nucléaire ne fait pas peur

DRAPEAU UELe secrétaire d’Etat américain John Foster Dulles laisse entendre dès 1958 que, face aux efforts nationaux britanniques et français, l'Italie, (qui avait renoncé à toute production d’armes nucléaires dès 1947), l'Allemagne de l'Ouest (et même les Pays-Bas !) ne pourraient pas être tenus indéfiniment à l'écart du club nucléaire ! Si l'on se réfère aux travaux de recherche de Catherine M. Kelleher, certains militaires étatsuniens ne semblent pas voir d'inconvénient majeur à cette dissémination/prolifération. Pour Ben T. Moore, la simple existence d'une seconde puissance atomique alliée aux Etats-Unis (et qui ne serait pas la France ou qui n'était pas supposée être la France) renforcerait à la fois la sécurité de l’Europe et celle de l’Amérique du Nord, même sans engagement formel de l’une à l’égard de l’autre.
Au mois de janvier 1965, un dossier prospectif de l’hebdomadaire 'Der Spiegel' liste les neuf Etats qui accèderaient à l'option atomique en 1970. Parmi eux, l'Inde qui devrait y accéder en 1966, (et n’y parviendra qu’en 1974), la Suède (qui renonce à son programme au début des années 70), le Japon en 1967, l'Italie, la Suisse (qui renonce en 1985 avec la dissolution de AAA en 1988), l'Australie vers 1970 et la RFA avant la fin des années 70 (Cf. Heinz Kuby, Provokation Europa, Kiepenheuer und Witsch, Colin, 1965, traduit en français sous le titre 'Défi à l’Europe', aux éditions du Seuil, (coll. Esprit “Frontière Nouvelle”, Paris, 1967). 

Demain, quel élargissement de la dissuasion française à l’Europe ?

TINTIN haddockPeut-on imaginer un arrangement calqué sur le modèle de celui concocté en 1957 avec un volet financier, qui concernerait dans un premier temps l’Allemagne (sans l’Italie) ? Une détention prochaine par la Bundeswehr d’armes nucléaires sous 'double-clef'? Ce n’est pas vraiment à l’ordre du jour ; une co-production (franco-allemande) d’armement atomique entreposé ailleurs que sur le sol national, conformément aux accords de Paris de 1954, relève de la prospective lointaine. Bien que ..,  comme le concevait François Mitterrand en 1992 : ‘La question de l’avenir de la bombe française est une affaire européenne et ce sera l’un des grands enjeux du siècle prochain’.
Que les médias et les programmes politiques lui accordent aussi peu d’importance que les chercheurs est déconcertant. Tandis que les élites à Berlin s’interrogent pour calculer quels seraient les bénéfices éventuels d’une coopération plus poussée avec Paris…, Celle-ci a des chances de ne pas offrir davantage (…) que la poursuite de la coopération nucléaire au sein de l’OTAN. Alors ? Primo, comme le prévoit Ottfried Nassauer de l’Institut berlinois de relations transatlantiques, (BITS)(BITS), un débat sur le nucléaire militaire sera organisé ‘dans l’année qui vient’. Ce qui tendrait à confirmer la prédiction de Kenneth N. Waltz : The historical record indicates that a country bent on acquiring nuclear weapons can rarely be dissuaded from doing so’.
Ben Cramer