Heidi.news — Quel est le rôle joué par l’environnement dans les conflits armés ? S’agit-il d’un simple théâtre des opérations, ou d’un acteur à part entière ?
BC : L’environnement peut jouer trois rôles distincts en temps de guerre.
Il est d’abord une victime C’est ce qu’il s’est passé au Vietnam avec l’utilisation de l’Agent Orange. Il peut aussi être le détonateur d’un conflit, et c’est quelque chose de récent qui ne se formulait pas ainsi il y a encore 20 ans. Ce sont typiquement les conflits qui sont déclenchés pour l’accaparement de ressources naturelles.
Enfin, l’environnement peut être considéré comme une arme – aussi pour exercer une sorte de chantage. C’est par exemple ce qui s’est produit lorsque les soldats Irakiens ont décidé de brûler des puits de pétrole pendant la première guerre du Golfe. En 1976, les Nations Unies ont adopté la Convention ENMOD — sur l’interdiction d’utiliser des techniques de modifications de l’environnement à des fins militaires. Et depuis 2001, les Nations Unies ont décidé d’accorder à ce phénomène une journée mondiale, le 6 novembre…moins connu que le 8 mars …
Q. (Heïdi News) : Le nerf de la guerre n’est pas toujours affaire de hautes technologies. Il y a la maîtrise de l’eau, de l’électricité, la dimension psychologique…
B.C. : En Afghanistan, les Américains ne s’étaient pas rendu compte tout de suite que pour avoir la maîtrise du terrain, il leur fallait disposer de vastes stocks d’eau et d’essence. Pour en revenir à l’Ukraine, contrôler une centrale nucléaire permettra aux Russes de menacer de couper l’approvisionnement électrique du territoire occupé. Comme nos sociétés sont dépendantes de l’électricité, la vulnérabilité est maximale. L’eau potable aussi est un enjeu sécuritaire en Ukraine.
Q. : En Ukraine, l’armée russe a joué, à plusieurs reprises, avec la peur chez les populations d’une catastrophe nucléaire. En évoquant l’arme atomique, ou encore en ciblant un bâtiment de la centrale de Zaporijia. C’est inédit depuis la guerre froide ?
B.C. : Avec le conflit ukrainien, c’est la première fois qu’un pays disposant d’un programme nucléaire civil est le théâtre d’un tel conflit armé. En effet, l’Ukraine a renoncé à son programme nucléaire militaire depuis le Mémorandum de Budapest de 1994. A l’époque, l’Ukraine était la troisième puissance nucléaire mondiale. Le Mémorandum introduisait pour l’Ukraine une garantie d’être défendue, en cas d’attaque, soit par les Etats-Unis, soit par le Royaume-Uni, soit par… la Russie.
Nos sociétés ne sont pas prêtes pour ce genre de conflit, ni pour la dimension psychologique qu’il revêt pour la population. Le grand public découvre que les installations nucléaires peuvent être prises pour cibles par des forces armées. En cherchant à rassurer les populations sur la sûreté, les ingénieurs ont commis l’erreur de zapper la vulnérabilité d’un réacteur sur un champ de bataille. En un sens, on peut dire que Poutine a fait davantage pour la cause anti-nucléaire en quelques jours que les militants écolos en 40 ans.
Q. La Russie a récemment accusé — sans preuve — l’Ukraine de préparer des bombes sales
à partir de ses centrales. Est-ce un risque sérieux ?
B.C. Non, je ne pense pas, car n’importe qui n’est pas en mesure de bricoler une bombe, cela nécessite un savoir-faire particulier. Ceci dit, le nucléaire militaire et le nucléaire civil sont indissociables, ces deux frères jumeaux ont besoin l’un de l’autre. Des combustibles usés pour le nucléaire civil peuvent être retraités pour produire des matières nucléaires de qualité militaire. Les deux sont liés : le premier réacteur civil fut inventé par celui qui a su maîtriser la propulsion d’un sous-marin nucléaire…
Toutes les filières énergétiques ne se valent pas. S'il est évident qu'on ne peut pas recourir à l'éolien, au photovoltaïque, à l’hydraulique, à la biomasse, à l'énergie marémotrice pour se constituer un arsenal, on ne peut pas en dire autant du nucléaire. Je suis surpris que les militants écologistes n'aient jamais repris cet argument pour condamner tout recours à l'énergie nucléaire.
Q. (Heïdi News) : Revenons-en aux armes conventionnelles. Peut-on évaluer de façon chiffrée leur impact environnemental et climatique ?
B.C. : C’est justement un sujet tabou pour la communauté internationale. Lors de la signature du protocole de Kyoto, en 1997, les Etats-Unis, qui abritent plus de 800 bases militaires dans le monde, ont fait savoir qu’ils ne voulaient pas que le sujet soit mis sur la table. En conséquence, les émissions du secteur militaire ne sont pas soumises à déclaration dans les inventaires nationaux de gaz à effet de serre. Mais beaucoup d’analystes pensent que celles-ci sont colossales. Selon mes estimations, cela représenterait plus de 10 % des émissions.
Bien sûr, les émissions des transports maritimes et aériens ne sont de toute façon pas prises en compte par le protocole de Kyoto. Mais les déplacements militaires représentent un quart du trafic aérien. Sur terre, certes il y a moins de blindés que de voitures de tourisme, mais imaginez : certains chars ont une consommation de 400 litres aux 100 kilomètres ! Sans parler de la consommation des bombardiers, y compris le F-35 (les avions de combat achetés par la Suisse). Le grand problème, c’est que l’empreinte carbone des Etats est toujours calculée en ‘temps de paix’.
Q. : Ne commence-t-il pas à y avoir des estimations officielles, par exemple aux Etats-Unis? Même l’armée suisse présente désormais une charte environnementale pour réduire son empreinte carbone…
B.C. : En effet, l’establishment militaire américain est le premier à avoir compris que le changement climatique représentait aussi une question de sécurité. Le Pentagone rejette ainsi davantage de gaz à effet de serre que beaucoup de pays industrialisés, dont la Suède, et 70% de sa consommation d’énergie est liée au déplacement des troupes et des armes. Depuis son avant-dernier rapport, le GIEC appelle timidement à ce que les Etats évaluent l’empreinte carbone de leurs activités militaires. Il n’y a toutefois aucune obligation sur ce point dans l’accord de Paris. Mais l’Europe, au même titre que les Etats-Unis, est aussi concernée, d’abord parce qu’elle possède la deuxième plus grande armée au monde après la Chine. Elle comprend cinq Etats qui se situent au hit-parade des exportateurs d’armements dans le monde. Sachant que l’UE a reçu le prix Nobel de la paix en 2012, la situation est plutôt insolite.
Début 2021, une étude commanditée par la Gauche Unitaire Européenne (GUE) au Conflict and environment observatory (CEOBS) évaluait par exemple que l’empreinte carbone des activités militaires françaises représentait un tiers de l’empreinte carbone de toutes les activités militaires de l’Union européenne !
Q. : Cette empreinte carbone est-elle si compliquée à calculer ? On imagine que sur des sujets de sécurité nationale, c’est la doctrine du ‘secret défense’ qui prime…
B.C. : Il y a plusieurs freins. Tout d’abord le fait que les entreprises d’armement ne communiquent pas leurs chiffres, mais aussi, en effet, le fait que les militaires considèrent ces informations comme confidentielles. Mais la situation peut devenir compliquée, car quel que soit le type de conflits, les belligérants ne vont pas se restreindre dans l’usage de la force pour respecter des normes environnementales ! Ni s’interdire une intervention extérieure ou une invasion pour se conformer à une directive pour réduire leurs émissions de CO2 ou atteindre un objectif de neutralité carbone…
Q. : Faut-il invoquer la menace climatique pour prôner la décroissance militaire ?
B.C. : La décroissance militaire est un grand tabou, y compris pour le Club de Rome, qui a reconnu il y a 50 ans, avec le rapport Meadows, les limites de la croissance, mais où le secteur militaire n’était pas pensé, n’était pas cité. En réalité, c’est un impensé de notre inconscient collectif : on ne veut pas s’interdire de mener la guerre et ‘penser l’impensable’. Dans les milieux écologistes qui ont occulté les enjeux stratégiques et négligé la militarisation de nos économies, il est difficile d’appréhender la surcroissance du secteur militaire et les pollutions ou destructions qui en découlent. Mais je ne crois pas au grand complot : le problème, c’est tout simplement que les militaires privilégient ce qu’ils appellent — à tort ou à raison — ‘les impératifs opérationnels’.
Q. : Mais si le changement climatique est affaire de sécurité nationale, le secteur militaire ne devrait-il pas s’en préoccuper ?
B.C. : Je pense que le secteur militaire va devenir de plus en plus rigoureux dans la mesure où l’insécurité relative au dérèglement climatique va l’impacter elle aussi. Mais c’est aussi une façon de se donner le beau rôle ! On retrouve d’ailleurs une parenté militaire dans les approches de géo-ingénierie imaginées par certains pour modifier le climat : c’est l’armée américaine qui a mené, dans les années 1960, l’opération Popeye au Vietnam pour tenter de prolonger la mousson — pour inonder la piste Ho Chi Minh — par ensemencement des nuages…
Mais je ne veux pas ‘donner dans’ l’antimilitarisme : si les armées font partie du problème, elles font aussi partie de la solution. Lors de la catastrophe de Fukushima, on n’aurait pas pu se passer de l’armée pour évacuer les populations. Et les modèles jadis utilisés pour simuler l’’hiver nucléaire’ servent désormais à modéliser l’évolution du climat…
Itw réalisée par Sarah Sermondadaz, le 8 mars 2022