Pendant plus de quatre décennies, de 1946 à 1988, la pacifique Confédération helvétique a obstinément tenté de se doter de l'arme nucléaire. Une étonnante histoire, plein d'agents secrets et de militaires mégalomanes.
Le 5 novembre 1945, trois mois à peine après les bombardements américains qui ont frappé à mort Hiroshima et Nagasaki, le Département militaire fédéral qui s'intitule depuis 1998 le 'Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports' (l'équivalent de ministère français de la défense) crée la Commission atomique suisse. Par une directive secrète du 5 février 1946, elle est chargée de mettre au point une bombe ou 'd'autres moyens militaires basés sur le principe de l'arme atomique'. La Commission est présidée par Paul Scherrer, directeur de l'institut de physique de Polytechnique de Zürich. Ce scientifique s'est taillé une belle renommée en construisant, dans les années 30, un 'cyclotron', c'est-à-dire un accélérateur de particules particulièrement adapté.
Dans la plus pure tradition des Etats tentés par l'aventure nucléaire, les parlementaires à Berne ne seront pas consultés et tant pis pour la concertation, la transparence et la démocratie ! Le 8 juin 1946, le Conseil fédéral débloque un premier crédit de 500.000 francs suisses. A cette époque, la Tchécoslovaquie semble disposée à vendre 9 tonnes d'uranium à la Suisse ...Dix ans plus tard, la question de la bombe est ouvertement posée. La guerre froide va servir d'accélérateur, et les évènements de Budapest (1) vont provoquer le sursaut dans tout le pays, en tout cas dans les cercles dirigeants. Le plus haut responsable de l'armée, le vaudois Paul Chaudet déclare le 23 novembre 1957 : 'l'introduction de l'arme atomique se heurte à des difficultés d'ordre politique, mais rien ne dit qu'au rythme où nous marchons, une telle arme ne puisse être prise en considération dans un délai relativement bref'.
Consensus populaire
Le Conseil fédéral charge le Département militaire d'étudier sérieusement la question de l'acquisition d'armes nucléaires. Les experts sont sollicités. Le physicien Rudolf Sontheim plaide en faveur d'une bombe à plutonium. Au début des années 60, le physicien et disciple de Scherrer Urs Hochstrasse, âgé de 35 ans, est chargé d'étudier la possibilité de fabriquer en Suisse une bombe atomique. Selon lui, la filière la plus appropriée est celle de l'enrichissement de l'uranium 235 et il invoque aussi des motifs d'ordre financier. Dans ce rapport, Urs Hochstrasse décrit la technique de l'ultra-centrifugeuse, qui aurait été transmise à l'un des experts suisses par un savant allemand du nom de Zippe. D'ailleurs, précise-t-on alors, des entreprises suisses livrent déjà à la France des composants pour ultracentrifugeuses. L'opinion publique semble adhérer aux thèses pro-nucléaires. Sur fond de guerre froide, une majorité de citoyens suisses considère en effet que la défense de la neutralité passe par le recours éventuel tous les moyens de défense, quels qu'ils soient. Situation assez insolite : la Suisse devient l'un des très rares petits pays où la population est appelée à se prononcer, dès juillet 1958, en faveur de ce type d'armement. Une initiative lancée par des pacifistes pour que la Suisse renonce à l'arme nucléaire est d'ailleurs rejetée par referendum. (1962 et 1963). Ce consensus populaire coïncide avec la position de la plupart des militaires : certains vantent la bombe à neutrons d'autres, la bombe tout court. Le divisionnaire (2) Eugène Studer imagine le plus sérieusement du monde la réalisation d'essais nucléaires en Suisse 'à des fins pacifiques'. Il prévoit qu'ils se dérouleront dans des cavernes et précise, à l'intention de ceux qui connaissent les méfaits des retombées radioactives, que la zone devra être 'hermétiquement fermée dans un rayon de deux à 3 kilomètres'. Les autorités helvétiques estiment, non sans mégalomanie, que le pays pourrait se doter de 400 ogives nucléaires (soit deux fois les capacités aujourd'hui reconnues à Israël), pour un montant annuel de 100 à 175 millions de francs suisses durant 15 ans. Le Département Militaire fédéral (DMF) opte pour l'achat d'avions aptes à larguer des bombes nucléaires, les Mirage III français. Mais cet achat va porter un rude coup aux aventuristes. En effet, le scandale autour des Mirage III aura pour principal effet de provoquer le revirement de l'opinion publique. Les crédits du Département sont rognés. Paul Chaudet, qui réclamait discrètement une première tranche de 20 millions de F.S. pour poser les jalons du programme nucléaire, voit sa proposition rejeter par le Conseil Fédéral. L'ancien patron de l'aviation militaire dénoncera plus tard les 'mirages' de ceux qui veulent mettre sur pied une armée de grande puissance au format de poche... En 1969, le département des finances refuse d'inscrire au budget 1,5 million de FS pour le développement de centrifugeuses à uranium. Les militaires semblent perturbés. Secondés par les services secrets, ils vont donc lancer une contre-offensive idéologique. Dans un ouvrage paru en 1966, le divisionnaire Gustav Däniker (nommé plus tard chef d'état-major) prône les bienfaits du 'pouvoir égalisateur de l'atome'. Quitte à renier les mérites de l'armée de milice, G. Däniker explique que 'celui prétend qu'une armée disposant des seules armées conventionnelles serait à même de résister avec succès à un adversaire attaquant avec des armes nucléaires soit méconnait les faits, soit porte atteinte à sa propre responsabilité'.
Le TNP, Un Traité de façade
En 1969, la Suisse, qui a vainement tenté d'acheter 3 kg d'uranium à la Norvège, signe sans enthousiasme le Traité de Non Prolifération nucléaire (TNP). Ce traité international, signé dès 1968 par Moscou, Washington et Londres interdit aux puissances non nucléaires d'acquérir la bombe, tout en leur permettant de bénéficier des 'bienfaits' de l'énergie nucléaire. Très controversé, le TNP scelle la division entre les 5 'Grands' et les autres.
La signature du TNP en 1968 n'empêche pas le Département militaire de mettre sur pied exactement à la même époque, l'ArbeitsAtomschauss fur Atomfrager (acronyme AAA) selon sa dénomination allemande ou Groupe de Travail pour les questions Nucléaires. Cette 'cellule atomique', qui dispose de faibles moyens, n'est pas en mesure de former les experts compétents en matière de réacteurs à eau lourde. Mais les chefs militaires sont prêts à maintenir le credo nucléaire. En novembre de la même année, dans un rapport sur la politique de sécurité – qui introduit la doctrine de 'défense totale' -, le Conseil fédéral se prononce en faveur d'un armement nucléaire opérationnel. Selon ce rapport, la Suisse 'doit se réserver la possibilité de fabriquer des armes atomiques en cas de besoin'. A la demande du département de Justice et Police, (l'équivalent de notre ministère de l'Intérieur), un personnage proche des services secrets et du MI6 du nom d'Albert Bachmann diffuse à des millions d'exemplaires un ouvrage style 'livre rouge' intitulé 'Défense Civile'. Dans ce manuel, qui met en garde tout citoyen helvétique contre 'les agents de l'étranger', les anti-nucléaires sont qualifiés d''ennemis cherchant à entamer /saper notre volonté de résistance'.
Pourquoi les politiciens ont-ils soutenu les rêves de grandeur de ces officiers ? La réponse se trouve dans les archives accessibles depuis le 25 avril 1997 : à l'époque, les autorités suisses se méfient du Traité de Non Prolifération (nucléaire) ou TNP ; pire, elles misent sur son échec. En effet, la France poursuit sa nucléarisation tout en ralliant la raison d'être et la portée du TNP (qu'elle signera 23 ans plus tard), alors que la nucléarisation de l'Allemagne n'est pas exclue et que d'autres Etats nucléaires potentiels vont bientôt rejoindre le club atomique. Lorsque Bonn fournit des assurances en 1977, le Conseil fédéral à Berne finit par ratifier le TNP signé huit ans auparavant.
En 1981, le Conseil fédéral décide de lever le secret sur l'usine de poudre de Wimmis, à 35 kms au sud-est de Berne. C'est là que la Suisse stocke 5 tonnes d'uranium qu'elle s'est procurée en 1954, grâce à la société belge Union Minière du Haut Katanga ou UMHK. Conformément au TNP, Berne va donc soumettre pour la première fois cette 'réserve stratégique', au contrôle de l'Agence Internationale de l'Energie Atomique (AIEA) de Vienne.
Liaisons dangereuses
Entre 1969 et 1988, la 'cellule atomique' siège 27 fois. Lors du Sommet Reagan-Gorbatchev, de 1985, à Genève, qui marque la fin de la crise des euromissiles et amorce le retrait simultané des armes nucléaires de portée intermédiaire (INF) en Europe, la commission de travail intervient auprès du Conseil fédéral pour qu'il déclare officiellement que la Suisse souhaite encore et toujours être reconnue comme une puissance 'en voie de nucléarisation'. Cette démarche semble illustrer un certain décalage entre l'obstination nucléaire helvétique et le processus de dénucléarisation du théâtre européen.
Ainsi, pendant 40 ans, une poignée de militaires, de scientifiques éclairés, d'agents doubles et de politiciens ont rêvé tout haut de doter l'armée suisse de l''arme absolue'. Qui aurait pu prévoir que les descendants de Guillaume Tell flirteraient à ce point avec le feu atomique ?
Dans cette affaire, on retiendra la rocambulesque histoire du physicien Paul Scherrer. Ainsi que le révèle le journal suisse-romand 'L'Hebdo', dans une enquête publiée le 2 mai 1996, Scherrer a été recruté en 1943 par Allen Dulles, le patron de l'OSS (service d'espionnage américain, ancêtre de la CIA) en poste à Berne pendant la Deuxième Guerre mondiale. Scherrer – que Dulles surnomme 'Flûte' dans ses télégrammes à Washington – présente l'intérêt de connaître le physicien allemand Werner Heisenberg , ce lauréat du Prix Nobel 1932 qui pouvait permettre au IIIème Reich de détenir la bombe... un spectre qui hante les artisans du projet Manhattan. Scherrer est donc sollicité pour inviter Werner Heisenberg à Zürich en 1944. Un piège. Il met en contact le savant allemand et l'agent de l'OSS chargé de l'assassiner, Morris Berg. En guise de récompense pour les services rendus, même si l'attentat échoue in extremis, Scherrer est invité en 1945 à visiter le désert du Nevada et le complexe nucléaire de Hanford dans l'Etat de Washington DC, là où les Etats-Unis ont fabriqué du Plutonium jusqu'en 1991. (et qu'ils n'ont pas les moyens de dépolluer). Ainsi, si le physicien a bien été l'un des initiateurs de l'aventure atomique suisse, il a aussi privilégié les liaisons dangereuses qu'il entretenait avec ses 'employeurs' américains. De par sa propre volonté ou pour servir Washington, il a freiné discrètement l'ardeur des militaires suisses. Il s'est arrangé pour faire péricliter certaines transactions. Par exemple, en refusant à la dernière minute de recevoir une délégation tchèque disposée de vendre de l'uranium à la Suisse, il a fait échouer l'opération. La taupe Scherrer a également permis aux Etats-Unis d'en savoir plus sur les filières du trafic des matières fissiles dont, on savait peu de chose à l'époque.
Stratèges et historiens retiendront que les petits Etats européens tels que la Suède et la Suisse, non inféodés à des alliances militaires, non membres de l'OTAN, ont bâti leur concept de neutralité sans s'exclure du club nucléaire. Ils retiendront aussi que parmi les adeptes de la bombe, chaque Nation dont la Suisse est un cas particulier (4).
B.C. In Science & Vie, n° 953, Février 1997 , avec quelques mises à jour et retouches.
Notes
(1) Le premier novembre 1956, les troupes soviétiques entrent à Budapest pour mater le mouvement insurrectionnel hongrois.
(2) Il n'y a pas de généraux dans l'armée suisse (en temps de paix). Le plus haut grade est celui de divisionnaire.
(3) L'achat des Mirage français pour équiper l'aviation suisse donna lieu à un scandale politico-financier qui s'acheva en 1966 par l'acquisition de 57 appareils pour le prix de 100.
(4) Rappel bibliographique : En mars 1984, alors que le très radical Chevallaz 'flirte' avec Charles Hernu, ministre de la défense du gouvernement socialiste français, une étude 'civile' du CIRPES constate : « Il est tabou de parler de résistance en Suisse. Au nom de la dissuasion. La résistance ne peut en effet entrer en jeu que s'il y a occupation du pays par l'ennemi, donc si l'armée suisse échoue dans sa mission. Lorgnant sur du matériel hautement sophistiqué, les élites militaires suisses considèrent avec une certaine condescendance toute forme de défense populaire basée sur un équipement et des moyens de combats légers ». La stratégie de la guérilla sera-t-elle une des solutions le jour où la petite Suisse sera financièrement dépassée par la course aux armements modernes ? Ce n'est pas pour demain ! (page 70) si l'on en croit l'ouvrage de Roger de Diesbach, Photos Jean-Jacques Grezet, Edition Mundo, Lausanne, 1988.