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L’avenir du CERN dans un monde en mal de multilatéralisme

CERN en capitalesEn décembre 2023, le CERN (Organisation européenne pour la recherche nucléaire) a décidé de mettre fin à sa coopération scientifique avec la Russie. Cette mesure entre en vigueur le 30 novembre pour Moscou. Elle est déjà en vigueur depuis le 27 juin pour Minsk. Dans les prochains mois, des centaines de scientifiques affiliés à des instituts russes et biélorusses travaillant avec le CERN ont ou devront interrompre leurs activités de recherche conduites dans le cadre des expériences de l’organisation genevoise. Le ministère russe des Affaires étrangères a qualifié en mars la décision de ‘politisée, discriminatoire et inacceptable’.
Selon des scientifiques russes et européens contactés par swissinfo.ch., cette décision agit comme un soutien à la guerre contre l’Ukraine du président russe Vladimir Poutine et crée un dangereux précédent.
 

Si l’on en vient à restreindre la coopération scientifique, cela aura des conséquences sur les futurs projets et collaborations du CERN’, affirme le physicien allemand Hannes Jung Physicien émérite de l’institut Desy de Hambourg, Hannes Jung a travaillé des années avec le CERN. Outre la perte de financement, il pointe d’autres risques avec la sortie de la Russie. Il estime que, par nécessité, les scientifiques russes pourraient se retrouver à contribuer à la recherche militaire de leur pays. Sans compter que l’argent que la Russie aurait versé à l’organisation pourrait venir alimenter la guerre contre l’Ukraine, estime le scientifique. Il serait tout au contraire important et utile que la Russie continue à consacrer des ressources financières et intellectuelles au soutien des expériences et de la recherche au CERN, assure-t-il. ‘En l’état, nous n’aidons pas l’Ukraine’.
Comme Hannes Jung, de nombreux scientifiques craignent pour l’avenir de l’organisation scientifique basée à Genève, conçue pour réunir les scientifiques de divers pays et bâtir des ponts au moyen de la science. Aujourd’hui à la retraite, le physicien a débarqué au CERN dans les années 80 en tant qu’étudiant d’Allemagne de l’Ouest. Il a tout de suite été fasciné par l’atmosphère d’échanges et de dialogue entre scientifiques venant de pays divisés entre blocs de l’Est et de l’Ouest. Il rappelle qu’une partie de la technologie des détecteurs du CERN est issue de la fonte de douilles en laiton de la marine russe. ‘Nous transformions des armes en instruments de paix. Aujourd’hui, ça n’existe plus’. Pour lui, l’éviction de la Russie de l’organisation scientifique genevoise est la porte ouverte à un traitement semblable pour d’autres pays.
Des sources proches du CERN et de sa communauté scientifique ont déclaré à swissinfo.ch que le 15 décembre, les délégations de la majeure partie des États membres ont voté en suivant les instructions directes de leur gouvernement respectif. En février, le site d’information en ligne ‘The Geneva Observer’ a révélé les détails du scrutin secret : 17 des 23 Etats membres ont voté contre la poursuite des accords de coopération. La Hongrie, Israël, l’Italie, la Serbie, la Slovaquie et la Suisse se sont abstenus. Contacté par swissinfo.ch, le Secrétariat d’État à la formation, à la recherche et à l’innovation n’a pas souhaité commenter les raisons de cette abstention, invoquant la confidentialité des discussions.

Une décision sans précédent

Cette décision est sans précédent. Dans le passé, le CERN a sanctionné la Yougoslavie en suspendant sa coopération durant la guerre de Bosnie en 1992. Mais avant la rupture avec la Russie et la Biélorussie, aucun pays n’avait été exclu de la recherche scientifique internationale. Le porte-parole de l’organisation rappelle ne pas avoir expulsé de scientifiques russes lors de l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’URSS en 1968 ou de l’Afghanistan en 1979. Les relations scientifiques entre CERN et Russie ont quasiment 60 ans. L’organisation basée à la frontière franco-suisse, proche de Genève, a signé ses premiers accords avec les laboratoires russes dans les années soixante, en pleine Guerre froide. En 1991, la Fédération de Russie a obtenu un statut d’observateur au CERN. Depuis, Moscou a contribué de façon significative aux recherches menées à l’institut de recherche nucléaire. Autant du point de vue financier que scientifique.

Conséquences pour la recherche scientifique

Parmi les conséquences de cette décision de se passer de Moscou, la perte de plus de 2 millions de francs par an que la Russie versait au CERN jusqu’en 2022 et en partie en 2023, selon l’organisation. Avec ces fonds, la Russie a contribué au financement de la construction de l’accélérateur de particules Large Hadron Collider (LHC) – le plus imposant et le plus puissant des outils d’étude de la physique des particules dans le monde. Selon les estimations de swissinfo.ch, confirmées par le CERN, la Russie a financé au moins 4,5% des quelque 1,5 milliard de francs (suisses) engagés dans les expériences du LHC ces 30 dernières années. Aux pertes financières s’ajouteront celles en matière de personnel et de savoir-faire russes dans le cadre des différentes recherches conduites au CERN. Tout cela aura un impact sur les opérations de l’organisation.
‘C’est une triste situation, selon Fedor Ratnikov, un des scientifiques touchés. C’est effrayant vu de l’extérieur comme de l’intérieur. Je ne pense pas qu’il faille rompre les liens avec de braves gens’. À 61 ans, ce scientifique est un responsable affilié à l’École supérieure d’économie (HSE University) de Moscou, financée par le gouvernement russe. Il collabore aux expériences du CERN depuis près de 20 ans et n’y voit plus grande perspective le concernant. ‘S’ils me poussent à faire de la recherche militaire en Russie, je prendrai probablement ma retraite’, estime-t-il. Une part de lui-même espère toutefois qu’il sera encore possible de trouver une façon de collaborer avec le CERN.
Beaucoup de ses collègues occupant des positions clefs au sein du CERN ont déjà rallié diverses institutions occidentales, afin de poursuivre la coopération internationale. Pour Fedor Ratnikov, ce n’est pas une option. Rentré en Russie en 2016 après plusieurs années aux États-Unis, le scientifique considère qu’il peut être utile sur place. ‘Je suis retourné en Russie pour conduire des projets de recherche dans mon pays. Qui plus est, ma mère a besoin de mon soutien’, explique-t-il.

La politique a prévalu sur la science

Le CERN n’a pas souhaité s’exprimer sur la décision du Conseil de stopper la coopération avec la Russie et la Biélorussie. ‘Il ne nous est pas possible de commenter une décision relevant de nos États membres, à laquelle le CERN doit se conformer’, déclare Arnaud Marsollier, son porte-parole. De fait, le CERN est lié par les résolutions votées par son Conseil, composé de deux délégués pour chacun des 23 États membres – l’un joue un rôle essentiellement politique, l’autre plus scientifique. Si le Conseil intègre les intérêts politiques des États membres, il est parvenu jusqu’ici à conduire l’organisation sur la base de ses seules considérations scientifiques en tenant à distance les tensions politiques, assure Maurizio Bona un ancien de la maison. ‘Le CERN a été créé pour le travail scientifique et pour promouvoir le dialogue interculturel et la paix poursuit-il. Les pressions politiques n’y avaient pas leur place. Mais depuis 2022, la politique a tout à coup prévalu sur les principes scientifiques’. Au CERN, Maurizio Bona a d’abord œuvré à la conception et au développement de l’accélérateur puis, comme conseiller du précédent directeur général et comme responsable des relations avec les organisations internationales. Il a pris sa retraite en mars 2022. Lorsque le CERN a décidé de suspendre sa collaboration avec la Russie et la Biélorussie, la décision a troublé Maurizio Bona et tous ceux qui ont fait carrière au CERN : ‘Pendant quatre décennies, le CERN a été ma maison. J’étais convaincu que l’orientation de l’organisation n’était pas soumise aux pressions politiques. Et nous scientifiques en étions fiers. D’où ma réelle déception’.
Membre de ‘Science4Peace’ et ex-collaborateur du CERN, le physicien russe Andrei Rostovtsev est de ceux qui estiment que la décision d’éjecter Russie et Biélorussie de la collaboration scientifique est purement politique. ‘Le progrès scientifique a été vendu à la politique’, affirme-t-il. Andrei Rostovtsev soutient qu’il était aisé d’exclure la Russie du CERN, sachant qu’elle avait déjà contribué à la construction de l’accélérateur de particules et des détecteurs. Il n’en va pas de même pour d’autres projets scientifiques internationaux, dont le programme ITER par exemple, qui dépendent encore trop largement de la Russie pour qu’il soit envisageable de s’en passer. Le même Rostovtsev, directeur de dissernet.org, un site web contre le plagiat de la science russe, est convaincu que l’expulsion de la Russie agira comme un coup de pouce au président russe. ‘Il s’en servira comme argument pour convaincre le peuple russe que les pays qui l’entourent sont des ennemis», selon Andrei Rostovtsev De sorte qu’il n’aura pas à opter lui-même pour l’interruption du financement de la science pour financer la guerre. ‘Ils ont exaucé un rêve de Poutine’ assure-t-il.
Quel que soit l'avenir de la diplomatie scientifique, Il est loin le temps durant lequel la directrice générale de l’Unesco pouvait déclarer : ‘Le CERN est bien plus qu’un centre de recherche de niveau international, c’est un lieu où nous tissons ensemble, fil à fil, le tissu de la solidarité morale et intellectuelle de l’humanité’

BC avec Extraits de swiss.info, texte relu et vérifié par Veronica De Vore, traduit de l’italien par Pierre-François Besson