1 - Jamais les Européens n'ont été aussi mûrs pour s'émanciper de la tutelle américaine, de dire « chiche » nous sommes capables d'assurer notre sécurité, et faire en sorte que d'autres puissances ne la compromettent pas. Compter (davantage) sur nos propres forces est une idée qui fait son chemin. Cela pouvait paraître utopique dans les années 50, téméraire dans les années 60. C'est désormais possible.
Que cette portion d'Europe là soit un nain géopolitique, qu'elle soit incapable de régler l'occupation d'une partie de Chypre, les confettis de l'empire espagnol, ceux de l'Empire britannique à Gibraltar, qu'elle se soit illustrée comme elle l'a fait en ex-Yougoslavie, soit. Mais l'addition des efforts européens en matière de défense représente une formidable machine de guerre. Si Javier Solana, l'ex-secrétaire général de l'OTAN converti dans l'européisme bruxellois, conçoit pour l'UE simultanément deux missions, telles que l'opération Concordia en Macédoine (450 personnes) et Artémis en RDC ( 2200 hommes), on peut en déduire que l'UE peut faire mieux – ou pire, c'est selon. L'apport de l'armement nucléaire demeure une inconnue. Il y a quinze ans, le ministre Alain Juppé introduisait l'idée de « dissuasion concertée » tandis que le général Paul Véricel, en route pour l'atoll de Moruroa, déclarait " L'Europe n'existera que lorsqu'elle sera une puissance nucléaire ". Si l'européanisation du sanctuaire français n'est pas à l'ordre du jour, si l'extension de ce parapluie n'intéresse pas les voisins, on ne peut exclure que l'existence de cet arsenal joue son rôle 1 dans les quêtes d'autonomie.
2. Jamais les Européens n'ont ils eu pareille occasion pour redéfinir les intérêts et les priorités de chacun. Avec la disparition de l'ennemi principal, l'occasion se présente. En effet, aucune autre puissance hégémonique n'est susceptible de constituer une menace de substitution crédible. La menace en provenance de l'Est appartient aux livres d'histoire. Ce constat ne plaît pas à tout le monde. D'ailleurs, les vieux réflexes de la guerre froide ont la vie dure. Notre ministre de la défense, surnommée MAM (même par la presse internationale) précisait qu'en cas d' « attaque massive », (?), l'OTAN demeurait l'ultime garantie »(2) . Comprenne qui pourra.
3. Jamais certains Européens ont-ils ressenti un tel malaise à accepter un rapport de dépendance. A l'époque de la guerre froide, c'était gênant aussi, bien sûr, pour la simple et bonne raison que lorsque deux éléphants se battent, c'est l'herbe qui est écrasée 3. Mais le malaise est encore plus pesant lorsque cette puissance économique émergente, dopée par son euro, dépend de la seule « hyperpuissance ». Inversement et réciproquement, le leader de la coalition s'est rarement trouvé dans une situation aussi inconfortable dans la mesure où justifier sa sollicitude protectrice relève de l'impossible. La peur est un outil précieux pour « souder », mais encore faut-il que l'objet de la peur soit crédible. L'OTAN s'en charge-t-elle ? Elle introduit un nouveau 'Concept Stratégique' qui fait (déjà) référence au « terrorisme » dès novembre 1991, soit dix ans avant la destruction des Twin Towers. C'est une performance ! Au même titre que son élargissement. En guise de reconnaissance, les « fidèles » ne font pas de vagues, même si l'OTAN a entretemps renié ses principes, la raison d'être de ses initiales (4), étendu ses prérogatives, entraîné les uns et les autres dans la défense du « hors zone »(5), ...
4. Jamais les États-Unis n'ont-ils eu autant de peine à justifier la présence des armes nucléaires sur le sol européen. Pour le secrétaire général de l'époque, Manfred Woerner, ces armes visent à contrer la prolifération nucléaire. « Malgré les changements en Europe de l'Est, le danger de prolifération nucléaire – plus spécifiquement en Irak – est tel qu'il ne serait pas raisonnable de renoncer à toutes les armes nucléaires et de dénucléariser l'Europe » 6 Pour d'autres responsables, le maintien de cet arsenal vise à éviter que certains États dont l'Allemagne (mais surtout elle) soient tentés de mettre au point leurs propres têtes nucléaires. Ironie de l'Histoire, les armes nucléaires made in the USA ne fournissent pas aux nations européennes une garantie contre un « ennemi » potentiel mais fournissent à Washington l'«assurance » que l'allié ne produira pas d'alternatives en matière de sécurité.
5. - Jamais les membres de la « vieille Europe » n'avaient eu des visions aussi convergentes. Si le Yankee go Home ne s'affiche pas partout, la « vieille Europe » a peut-être un petit avantage sur la nouvelle : la mémoire. Les pires tensions dans les relations internationales ont été liées à la présence de bases militaires de telle ou telle puissance en dehors de son territoire national. Les Européens se souviennent de la crise des euromissiles durant laquelle Washington a voulu faire le forcing, comme avec la bombe à neutrons ou l'Initiative de Défense Stratégique, surnommée « guerre des étoiles ». Lors d'une réunion du Groupe de Planification Nucléaire de l'OTAN, en octobre 1988, à Scheveningen, où la modernisation des armes nucléaires à courte portée (SNF) était à l'ordre du jour, une voix discordante est venue briser l'harmonie des « alliés », officiellement unanimes pour renforcer la défense de l'Occident : ce fut un "non" belge porté par un gouvernement (socialiste) à l'écoute de sa population (72,9% contre la modernisation). Le héros du jour : le ministre de la défense socialiste, Guy Coëme (7) . Ce ne sont là que des signes avant-coureurs, tout comme le 29 mai. Il y en aura d'autres au sein de cette vieille Europe, chez nos voisins d'outre-Rhin par exemple, ceux que la gauche française a trop longtemps considérés comme le « cheval de Troie de l'impérialisme américain » (8). Même l'opposition démocrate-chrétienne prend ses distances avec l'atlantisme traditionnel. Comme dirait Emmanuel Todd « l'émancipation de l'Europe, si elle se fait, devra autant au mouvement de l'Allemagne qu'à celui de la France » (9). D'ailleurs, la France ferait bien de se rappeler qu'elle n'a pas le monopole de l' »européisme » ; la posture gaulliste ne visait nullement à entraîner d'autres confrères dans son sillage, mais plutôt d' »ancrer » le voisin allemand à l'Ouest. François Mitterrand a reproduit ce shéma avec les euromissiles pour ensuite ridiculiser les aspirations pacifistes sous prétexte qu'il y avait risque de « finlandisation » (10) du continent. Et demain ? La France, par la voix de son ministre de la défense, estime qu'il y a lieu de s'interroger sur l'utilité du maintien de bases américains sur le sol allemand. C'est une première .
Les alliés ne sont plus ce qu'ils étaient ...
Les alliés ne sont plus ce qu'ils étaient. Probablement. Même des alliés très proches – idéologiquement, géographiquement, font preuve de quelque détermination. Le gouvernement canadien a refusé le bouclier antimissile américain 11 . Quant à La « Vieille Europe » dont parle le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld, elle a quelques velléités d'autonomie. Ces aspirations, qui rejoignent celles des « non-alignés »12 -qui renvoient inévitablement à la Conférence de Bandoeng d'il y a cinquante ans, sont-elles « ringardes « ? Dépassées ? Le débat est ouvert. Il y a fort à parier que les exigences nouvelles des « alliés » ne se limitent pas géographiquement à la « vieille Europe » ?
En observant ceux qui refusent le bourbier irakien, et parmi eux les repentis, les peuples européens ne sont pas, dans leur grande majorité, des adorateurs de la bannière étoilée. Même s'ils ne sont pas 52% (comme en France) à considérer que les États-Unis sont un danger pour la paix. Ce que les Kosovars pensent de la base de Bondsteel (à côté de Pristina) est-ce vraiment très différent de ce que pensent les habitants de Sardaigne autour de la base de la Maddalena 13 .? C'est peu probable car les pays « hôtes » qui accueillent des bases – cibles-phare pour tout adversaire des menées américaines - risquent d'être partie prenante dans les guéguerres du Pentagone, et victimes de règlements de compte. Ceux qui ne l'avaient pas compris sont entrain de le découvrir, à leurs dépens, y compris Bucarest 14. Prise d'otages oblige. Bien sûr, l'atlantisme des dirigeants de Varsovie, Budapest ou Tallin a fait couler beaucoup d'encre, - semer la zizanie entre l'Atlantique et la Mer Noire - avec la fameuse « Lettre des huit pays d'Europe pour un front uni face à l'Irak ». du 20 février 2003, puis la Déclaration des pays du Groupe de Vilnius. Cela a suscité le désarroi, voire la déception. Mais enfin, ceux qui ont repris à leur compte les accusations made in the USA en matière d'armes de destruction massive (ADM) - supposées être détenues par Saddam Hussein - doivent s'en mordre les doigts depuis. Pendant la crise irakienne, si l'on en croit les sondages, 82% des citoyens des 15 pays membres de l'UE et 75% des citoyens des pays candidats (les dix entrés en 2004) étaient contre la guerre en Irak. On peut donc se rassurer en constatant que les élites étaient aussi décalées des réalités que les auteurs du Traité Constitutionnel !
Les cicatrices de la guerre froide
Au-delà des perceptions rapides ou des clichés, les décalages d'interprétation existent. Il y a là tout l'héritage de la guerre froide et le fossé entre l'Est et l'Ouest et qui n'est pas comblé. Une partie du continent – longtemps frappée par la censure – subit (et accueille) une propagande qui accrédite la thèse selon laquelle les États-Unis sont sortis « victorieux » de la guerre froide. Cette version circule. Toute référence au rôle qu'a joué la société civile pour se débarrasser de l'emprise soviétique circule moins bien. Sur l'OTAN, la méconnaissance est encore plus dramatique. Le citoyen Européen (de l'est) semble ne pas savoir que l'Alliance, via son chef de file les États-Unis, se fixe pour objectif de maintenir non seulement l'intégrité territoriale des États-membres mais aussi leur intégrité politique »15.,,. Quelles que soient les similitudes avec le Pacte de Varsovie, cela relève de la science politique et de notre histoire. A l'ouest du Rideau de Fer, les peuples européens sont redevables à l'OTAN du réseau Stay Behind, dont la structure « Gladio » responsable de l'attentat de la gare de Bologne (1980). Ces 85 morts et 200 blessés. ne sont rien par rapport aux victimes du régime de Salazar au Portugal, les victimes du coup d'Etat des colonels à Athènes et ce qui s'en est suivi pendant sept ans. Sans oublier que les opérations les plus barbares, menées par certains Français en Algérie, furent présentées alors comme «liées au système de sécurité atlantique ». En chapeautant deux « cellules souterraines » ou officines de barbouzes pratiquant des opérations commandos pour discréditer l'adversaire soviétique - dont le Comité pour la Planification Clandestine (CPC) et le Comité Clandestin Allié (ACC), l'OTAN a servi des intérêts très éloignés de la défense de valeurs auxquelles tiennent les Européens. On comprend mieux pourquoi la mission « anti-terroriste » que l'«Alliance » s'octroie 16 a peu de chances, à l'Ouest du continent, d'être prise au sérieux.
Si l'on propose aux Européens de l'UE le soin de « contribuer à la lutte contre le terrorisme y compris par le soutien apporté à des pays tiers pour combattre le terrorisme sur leur territoire », (dans le texte), ne nous emballons pas ! Si, à l'aide d'un vocabulaire inintelligible, on nous invite en réalité à impliquer les soldats de l'UE dans des conflits comme ceux d'Afghanistan ou d'Irak, il va falloir y réfléchir à deux fois. La première fois, nous l'avons fait le 29 mai 2005, en demandant aux auteurs du Traité de revoir leur copie. Si la PESD ne peut pas être « incompatible » avec les intérêts de l'OTAN », il va falloir revoir la PESD. La deuxième fois parce que l'Europe, UE ou pas UE, après avoir engendré deux guerres mondiales, mis à feu et à sang une partie du tiers monde pour ne pas décoloniser ou le plus lentement possible, a encore beaucoup à apprendre pour se faire le champion d'une autre sécurité.
Retenons simplement que les orientations en matière politique et social et aussi militaire sont déterminées – partiellement en tout cas - par la nature des rapports qu'entretiendront les Européens avec leur grand frère.
Ben Cramer, 15 juin 2005
1. cf. Le nombre de têtes est équivalent à celui des têtes nucléaires U.S. basées sur le continent, soit 480
2. cf. International Herald Tribune, 19 mai 2005. Une gaffe si l'on se réfère au dogme officiel et une insulte aux pères spirituels qui ont pensé le pouvoir égalisateur de l'atome.
3. Proverbe indien adapté durant les mobilisation contre les euromissiles dans les années 80, les deux « Grands » représentés par les éléphants.
4. Limitations géographiques au Tropique du Cancer..à cause de l'Atlantique Nord.
5. Avalisée par les alliés dès la déclaration de Rome de 1991, donc sans le prétexte du 11 septembre 2001
6. Nicholas Daughty « NATO says No Nuclear -Free Europe Despite Major Cuts » Reuter, 18 octobre 1991, cf. aussi Sixteen Nations, décembre 1991
7. Dont la carrière a été écourtée, ....
8. cf. le comité contre l'Europe-germano américaine dans les années 70
9. Emmanuel Todd, 'Après l'Empire', nouvelle édition 2004, Poche, page 254
10. Les Finlandais ont dû être consternés par ces clichés
11. 10 lignes dans le « Monde » du 26 février 2005
12. Encore dénommés ainsi à l'ONU
13. Base de sous-marins nucléaires de la VIè flotte, la plus importante en Méditerranée contre laquelle se mobilise un comité de femmes ;
14. les dirigeants à Bucarest voudraient se voir octroyer un special relationship avec Washington par rapport à la Mer Noire .
15. cf. Janet Finkelstein, Vers une nouvelle doctrine de l'OTAN aux États-Unis, Cahiers de la Fondation pour les Études de Défense Nationale, avril 1976.
16. cf. Daniel Ganser, Nato's Secret Armies :Operation Gladio and Terrorism in Western Europe, édition Frank Cass, Londres, 2005 – présentation dans la presse helvétique en décembre 2004.