Bonjour l'Europe

Le réarmement, version suédoise

SUEDE et OTANUne trajectoire de neutralité longue de plus de 200 ans vient de sombrer dans le brouillard d'affrontements anticipés. 
A la fin du mois de décembre 2023, le gouvernement suédois a décidé  de ne pas reconduire ses subventions aux associations engagées pour la paix, mettant fin à plus d’un siècle de soutien public. Or, au cours de cette année 2023, plus de 20 millions de couronnes suédoises (1,78 million d’euros) ont été versées à 18 organisations, dont 2,7 millions à la Svenska Freds, (l’Association suédoise pour la paix), la plus ancienne association pour la paix au monde, fondée en 1883 par 50 parlementaires et dirigée par Klas Pontus Arnoldson, qui s’est vu attribuer le prix Nobel de la paix en 1908. Les bruits de bottes font leurs effets : une Suède remilitarisée a décidé de s'en prendre aux associations pacifistes.

Adieu au 'soft power' via la neutralité

La politique de neutralité a servi de cadre qui a fourni à la Suède à la fois un certain degré d'autonomie et une plate-forme pour acquérir une mesure de ‘soft power’. Ce soft power lui a permis de peser plus que son poids sur la politique internationale. Durant la guerre froide, le pays a continué de s’affirmer, à l’instar de la Norvège, comme l’un des fers de lance du pacifisme, ainsi qu’en témoignent les écrits engagés de Per Anders Fogelström ou, plus anciennement, les actions résolues de la Svenska Freds’. Cette promotion de la paix a également conduit à une institutionnalisation croissante, passant par la fondation en 1969 du SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute), grâce à Alva Myrdal (notamment) et par celle en 1971 du Department of Peace and Conflict Research (DPCR) d’Uppsala. Sur le plan international, notamment dans les pays du Sud, la politique de neutralité de la Suède a renforcé sa réputation d'État exceptionnellement pacifique et internationaliste . La neutralité est souvent allée de pair avec un ambitieux programme d'aide étrangère et un soutien actif aux mouvements de libération, ainsi qu'à la non-prolifération nucléaire.

Le renoncement à la bombe

Si la Suède n’est pas une puissance nucléaire militaire, n’oublions pas qu’elle a failli le devenir. Une ambition partagée dans les années 50 avec la France. La politique nucléaire suédoise ne semble pas avoir été très différente de la politique nucléaire française menée par les IVe et Ve Républiques. Les deux Etats entendaient faire chacun de cet armement un instrument d’indépendance nationale, un outil d’insoumission de nature à contourner les assauts impérialistes des ‘Deux Grands’. Pourquoi la Suède, techniquement capable d’acquérir la bombe, y a-t-elle renoncé un quart de siècle après avoir débuté ses recherches ? Alors que les archives du programme nucléaire militaire suédois ne seront totalement ouvertes qu’en 2030, faisons un bref retour dans le passé pour mieux comprendre pourquoi leurs destins ont divergé.

La mobilisation populaire qui a manqué à la France

LOGO SPASLe débat sur l’arme atomique a fait émerger, au sein de la société civile suédoise, le plus important mouvement populaire que le pays ait connu jusqu’alors. En juin 1958, un groupe de vingt et un intellectuels lancent l’Aktionsgruppen Mot Svensk atomvapen (AMSA), le groupe d’action contre l’arme atomique suédoise. Dirigé par l’écrivain Per Anders Fogelström, l’AMSA évolue principalement dans l’entourage du PSD et draine des militants parmi la jeunesse social-démocrate. Toutefois, l’audience de cette association dépasse largement les limites du parti (PSD). D’autre part, l’idéologie pacifiste d’AMSA va au-delà de l'opposition au nucléaire militaire. Grâce à la mobilisation des féministes au sein du parti social-démocrate, il défend l’idée d’une suppression des forces armées suédoises afin de rediriger les moyens vers une aide médicale et technique à destination des pays du tiers-monde. Si cette position contraint le PSD à prendre ses distances avec l’AMSA, l'association gagne malgré tout en popularité dans le pays. Les manifestations et actions qu’elle organise sont alors parmi les plus importantes réalisées en Suède. S’il est difficile de quantifier l’influence que ce mouvement populaire a eu sur la prise de décision politique, il est certain qu’il a participé au changement de position du PSD et au retournement de l’opinion publique.

Nouveau décor et nouveaux préparatifs

Aujourd’hui, il n’y a donc plus de mobilisation contre les projets d’extraction d’uranium dans le centre du pays et contre le plan de construction d’une usine de retraitement à Sannäs sur les côtes du Bohuslän. La contestation est ailleurs. Comme le dit une jeune artiste qui appartient à la communauté des Saamis dans le nord, ‘J'ai l'impression qu'il y a déjà une lutte pour la terre dans le pays et je pense que l'OTAN peut considérer le nord de la Suède, qui est un territoire autochtone, comme une immense région militaire où effectuer ses exercices. Je considère donc qu'il s'agit d'une autre forme de colonisation’.
suede brochure guerre 4Au vu de la situation d'insécurité dans le voisinage  dont les violations de l'espace aérien et des eaux territoriales suédoises par la Russie, la Suède réinvestit massivement dans sa stratégie de défense. Prenant exemple sur la Norvège, elle réintroduit la conscription pour les hommes et les femmes depuis 2017. et positionne ses troupes sur l'île de Gotland, démilitarisée en 2005. Avant même qu'il soit question de rejoindre le club atlantique, entre fin mai et début juin 2018, les autorités suédoises prennent la décision d'expédier à 4.800.000 foyers (pour 10 millions de Suédois) la brochure intitulée 'En cas de crise ou de guerre'. Bref, plein d'efforts pour expliquer aux habitants comment se comporter en cas de conflit. Le livret fournit des instructions détaillées sur les moyens de satisfaire les besoins élémentaires (trouver de l’eau et de la nourriture, se chauffer) ainsi que sur l’attitude à adopter en cas de cyberattaques. Comme l’explique une responsable de la Swedish Civil Contingencies Agency : ‘‘Nous n’avons pas utilisé de mots tels que ‘défense totale’ ou ‘haute alerte’ depuis 25-30 ans ou plus. Les connaissances parmi les citoyens sont donc très faibles. La dernière fois qu’une telle initiative a eu lieu en Suède remonte à… 1961. Or, toute la société doit être préparée en vue d’un conflit, pas seulement l’armée’. 

Le remake d’un scénario suisse

LIVRE ROUGE DEFENSE CIVILLes instructions et conseils figurant dans la brochure suédoise de 2018 font écho aux avertissements du petit livre de couverture rouge intitulé ‘Défense Civile’, distribué à tous les ménages suisses en 1969. Dans l'esprit de la Défense nationale 'spirituelle', il entend enseigner au peuple helvétique les rudiments du comportement à adopter pour parer à toute menace extérieure risquant de frapper le pays. Conçu et rédigé par l'officier d'état-major Albert Bachmann, il est publié par le Département fédéral de Justice et Police. L’accueil qui lui est réservé n’a pas été anticipé : la gauche crie au scandale, des exemplaires sont brûlés devant le Palais fédéral à Berne. Toutefois, ces protestations et incidents ne dissuadent pas les fins limiers du Département militaire Fédéral (DMF) de confier à Albert Bachmann , le plus connu et le plus paranoïaque des maîtres de l'espionnage  (selon ‘The Telegraph’), la réorganisation des services secrets dès 1973. Le célèbre manuel ‘Défense civile’, va connaître le succès hors des frontières helvétiques. Il en existe par exemple des versions japonaise et égyptienne. L’Espagne fasciste du général Franco a tenté d’acheter les droits de traduction malgré l'opposition d'Albert Bachmann, mort à Cork en avril 2011. 

 

Le soft-power explosé

Parmi l'une des premières annonces du ministre des affaires étrangères Tobias Billström, il est prévu que la Suède ne poursuivra plus de "politique étrangère féministe", un terme lancé pour la première fois par l'ex-ministre des affaires étrangères Margot Wallström en 2014 et largement utilisé depuis. La Suède tourne aussi le dos à sa politique internationaliste. Le gouvernement a décidé, d'une part, de rétrograder la Suède au rang de premier pays donateur et d'aide étrangère par habitant, qu'elle occupait depuis les années 1960. D autre part, le même gouvernement - qui ambitionne comme la Suisse d'atteindre une 'neutralité climatique' d'ici 2050 - s'est engagé à supprimer les activités de donateurs et d'aide étrangère de la Suède en faveur des pays du Sud ou des pays non-occidentaux". Les retombées prévisibles d'un réarmement qui inspire le président Macron et justifient une visite officielle à Stockholm. 
B.C.