Bonjour l'Europe

L’Europe, puissance …de paix ?

FUTUROLOGIELa guerre est de retour en Europe. Elle se déroule dans un pays où des géographes au XIXe situaient le véritable centre de notre continent. Mais ces marches de l’Est, tour à tour disputées et occupées au fil de l’Histoire, sont restées un impensé de la construction européenne. L’Union européenne (UE) s’est toujours gardée de définir ses frontières. Elle n’a jamais explicité la place qu’elle pourrait réserver à l’Ukraine. L’ambiguïté reste de mise à la fois pour ne pas irriter Moscou, sans décourager Kiev, et pour ne pas nous diviser sur ce potentiel élargissement, jamais regardé en face jusqu’à présent.
Pourtant, la guerre a éclaté précisément là où n’existe pas l’Europe, au sens de sa construction institutionnelle. Celle-ci fait reposer, depuis l’origine, la paix durable entre ses membres sur trois fondements. D’abord, sur une interdépendance profonde et assumée entre ses États membres, qui échangent et coopèrent en majorité entre eux. Rien de tel n’a été initié entre l’Ukraine et la Russie. Au contraire. Le commerce entre les deux pays est allé déclinant. En 2020, l’Ukraine importe à 42 % de l’U.E. et seulement à 8,5 % de la Russie. (…)


L’empire du droit
L’Europe sert aussi à replacer les relations entre pays, grands ou petits, sous l’empire du même droit. C’est un autre ferment de paix. La force de l’idée européenne est de sortir des rapports de force. De régler nos différends par le droit. Inconcevable pour la Grande Russie vis-à-vis de la ‘Petite Russie’, comme elle a traditionnellement désigné l’Ukraine. La kleptocratie au pouvoir au Kremlin ignore par principe tout respect du droit, dont la primauté, à l’inverse, est la clef de voûte de l’intégration européenne.
(…) L’Europe n’a pas été construite que sur les ruines des guerres, mais également sur les fins d’empires. Plus de 70 ans d’intégration européenne ont transformé les rêves nationalistes de grandeur, les aventures solitaires en quête collective d’influence. À l’opposé, la Russie, humiliée par l’implosion de son empire soviétique, n’en a jamais fait le deuil. La guerre qu’elle mène en Ukraine est d’essence impériale sur fond d’un narratif emprunté à la ‘grande guerre patriotique’ de 1940-1945.

La guerre impensable

Interdépendance, respect du droit, réconciliation : ce sont ces trois processus qui ont fini par rendre entre Européens la guerre impensable, selon le but visé par Robert Schuman en 1950, qui justifiait : ‘L’Europe n’a pas été faite, nous avons eu la guerre. Là où elle n’est pas faite, la guerre éclate’. Cette pensée n’a jamais quitté Moscou. L’Europe espérait être imitée. Elle est au contraire passée pour naïve. Notre ouverture aux échanges présente des vulnérabilités exploitées. Nos exigences sociales et environnementales affaiblissent nos positions face à des concurrents qui n’y sont pas soumis. Sans tourner le dos à des décennies d’ouverture et de libre circulation, l’Europe s’emploie à protéger ces acquis dans un environnement hostile, voire belliqueux. Elle fournit de nouvelles armes pour défendre et même affirmer son modèle. Son projet de paix est en train de devenir en même temps un projet de puissance.
(…) Le conflit trahit soudainement notre dépendance aux hydrocarbures russes et à la sécurité militaire américaine. C’est pourquoi l’union de l’énergie et l’union de la défense
s’imposent dans l’urgence comme les deux grands chantiers européens à reprendre.

Barricade

Mais ce faisant, l’Europe ne doit pas se barricader à l’abri d’un monde hostile. La guerre en Ukraine invite à déjà penser l’après-guerre, à réunir les conditions pour rendre la paix irréversible cette fois sur toute l’étendue de notre continent. C’est dans ce but que doit être soulevée la nouvelle question de l’élargissement, dont d’autres formules que la pleine adhésion pourraient être imaginées. Il faudra mettre l’Ukraine sur la trajectoire européenne promise, en engageant d’abord sa reconstruction. Mais aussi en entraînant un pays meurtri et exsangue dans le patient triple processus d’interdépendance économique, de respect du droit et de réconciliation des sociétés. Il sera aussi à mener avec une Russie post-Poutine
pour la relever.Le risque sinon est de laisser s’installer sur le continent un nouveau rideau de fer qui opposerait un Occident, dans lequel l’U.E. serait diluée, à une Russie pactisant avec la Chine. Notre défi d’Européens est de parvenir à rendre aussi sur cette partie de notre continent la guerre impensable, en nous dotant des moyens d’être une véritable puissance européenne de paix.

Sébastien Maillard
Ex-Directeur de l'Institut Jacques Delors
Extraits de ‘La Croix’, le 28/04/2022
avec l’aimable autorisation de l’auteur