Il est trop tôt pour dresser les bilans, mais je m’aperçois que la promesse environnementale a du plomb dans l’aile et que la promesse de paix qui enrobait le projet européen s’est envolée, un certain 24 février 2022. Il va donc falloir envisager quelques virages, des remises en question, de nouvelles priorités et pour certains, un aggiornamento.
Dès que j'ai commencé à jeter un regard tragique sur le monde, j’ai voulu comprendre la guerre – comment elle se manifeste, pourquoi elle se déclenche, et comment la prévenir. S’il est difficile de cohabiter avec un Etat dont les dirigeants se préparent à vous rayer de la carte, il n’est pas inutile de savoir comment ils comptent s’y prendre, c’est (aussi) pourquoi je me suis attelé à cette tâche de journaliste et de chercheur. Pour stimuler ma curiosité, je me suis basé sur une anomalie : le commun des mortels sait mieux localiser les paradis fiscaux que les centaines de bases militaires dispatchées à travers la planète. N’en déduisez pas que le travail d’inventaire est morose ! J’ai pu me réjouir à l’idée que les questions militaires étaient solubles dans la démocratie. Je préconise que l’avènement de nouvelles armes figure parmi les thèmes à invoquer dans le cadre d’un Référendum d'Initiative Citoyenne (RIC). Chez nos voisins suisses, le peuple s’est prononcé par référendum contre l’acquisition d’un nouvel avion de combat. - lors d’une ‘votation’ comme ils disent, en 2014 contre le Gripen suédois.
Je me suis suffisamment trimballé ailleurs que dans le ‘boboland’ pour savoir que les cerfs-volants ne remplaceront jamais les avions de chasse. Au fil des années, j’ai carburé avec deux idées maîtresses : primo, l'Etat social et politique d'une nation est toujours en rapport avec la nature et la composition de ses armées. Secundo, la constitution des forces armées et la nature de l’armement dépend de la vision que l’on a de la société à défendre. C’est pourquoi j’ai passé beaucoup de temps à fréquenter les Salons de l’armement, pour me familiariser avec ce monde qui ne semble jamais à court de munitions (ni de justifications d’ailleurs). A la grande stupéfaction de mes amis pacifistes ou écologistes qui pensaient conjurer le mal en l’évitant, j’ai revendiqué ma démarche d’inspecteur des dégâts. A ceux qui s'étonnaient de mes fréquentations, je rétorquais : ‘A-t-on jamais reproché à un médecin de visiter les malades ?!’
A l’heure des premiers bilans, il se pourrait bien que je zappe au mois de juin le prochain happening au Bourget où se cotôyeront, sans mauvaise conscience aucune, 1.200 exposants de 56 pays et 26 pavillons nationaux. Ma parole sera probablement plus audible qu’auparavant, mais c’est un peu tard. Il est trop tard pour expliquer que la guerre ne commence pas lorsque les premières balles sifflent et que les missiles s’écrasent sur des hôpitaux. Elle s‘infiltre insidieusement, en militarisant nos sociétés et nos esprits, en poussant les Etats à s’auto-détruire dans une course qu’ils savent (souvent) perdue d’avance. La guerre plus ou moins hybride s’affranchit de toute déclaration, et quel que soit l’enfumage. Les sanctions économiques présentées comme des ‘alternatives à la guerre’ constituent plutôt un autre visage de la guerre. En bref, il n’est pas nécessaire d’avoir un diplôme en culture stratégique pour comprendre que, quel que soit le destin de l'humanité, aucun projet social ne peut se déployer s'il n'inclut pas une étude sans préjugés des fonctions de la guerre (Pierre Naville).
Eh oui, notre maison brûle
‘Notre maison brûle et …’ nous allons enfin arrêter de regarder ailleurs. Il était temps ! Pourtant, qui a pris toute la dimension tragique de ce constat du Président Chirac ? J’ai cru un moment que l’inspirateur de la formule (Jean-Paul Deléage) avait pensé à la ‘maison commune’ qu’avait évoqué Gorbatchev, après avoir créé Green Cross International, mais Deléage avait d’autres références. Il fut inspiré par la chanson ‘Beds are Burning de Midnight Oil’ en 1986 (extrait de : ‘How do we sleep while our beds are burning’).
Si la maison brûle, c’est parce que des incendiaires bien identifiés ont mis une partie de la planète à feu et à sang. A partir de ce constat qui crépite sur le continent, je crois que le moment est venu pour les écologistes de revoir leur copie, de faire leur aggiornamento. De n’invoquer les atouts du renouvelable, qu’à la condition où ils sont volontaires pour renouveler leur discours et leur programme. Face à tant de destructions, de déchirures et de déferlements de haines, il est difficile d’entrevoir, au-delà des peuples et des nations, une humanité commune qui se partagerait un ‘environnement commun’.
Dans la mesure où les valeurs que les écologistes mettent en avant font diversion dans un monde où la compétition se joue entre économies militarisées de puissances impérialistes, j’aurais envie de paraphraser Clémenceau : l’écologie est une chose trop grave pour être confiée à des écolos. C’était naïf de dissocier la détérioration de la planète des activités guerrières ou paramilitaires. Cela relevait de l’imposture. Depuis le 24 février 2022, c’est impossible.
A y regarder d’un peu plus près, j’avoue que ce décalage n’est pas une découverte. Une certaine vision de l’écologie a perdu de son attrait et de son potentiel subversif dès les premiers jours d’un autre conflit avec là aussi des enjeux autour des matières premières : la première guerre du Golfe (1991). C’est à ce moment précis que l’ONG Greenpeace (pour laquelle je travaillais) a décidé de renoncer à sa campagne la plus emblématique : le désarmement. Motif : elle s'était prononcée contre cette guerre (décidé par les Etats-Unis) et ce positionnement anti-U.S. contrariait les donateurs. C'est pourquoi elle a tout misé sur le ‘green’ et pris ses distances avec la ‘peace’. Au nom de quel critère ? La perte d'adhérents, (un nombre divisé par 3, passant de 1,2 millions à 400.000 pour le bureau de Washington !) d'où le rétrécissement des dons et cotisations, ce qui a poussé les dirigeants à amorcer ce virage, cette conversion apolitique. Déconcertant mais ..instructif. Si l’une des plus grandes ONG semble désoeuvrée pour combattre pacifiquement sur les deux fronts, trop timide pour s’armer de ‘paix verte’ , il y a peu de raisons de croire que des partis politiques seront outillés pour mobiliser autour des guerres de l’eau, de la biodiversité, de l’accaparement des terres, des perturbations climatiques.
Le retour de la ‘realpolitik de Papa’
Que notre sécurité ne soit pas encartée dans une vision purement militaire a été pour moi, jusqu’ici, un acquis. J’ai acquis une autre grille de lecture, même par rapport au Sahel parce que, comme dirait Bertrand Badie, on ne comprend pas le Sahel si on ne sait pas que le désert avance de dix centimètres par heure’. A l’occasion de la COP26 en Ecosse, j’ai été l’un des inspirateurs d’un appel " pour que le secteur militaire fasse enfin sa transition écologique". A partir des enjeux autour de l’insécurité environnementale, j’ai voulu croire aux mirages du ‘Greening the armies’ mais ce greenwashing de mauvais goût n’a pas sa place dans le décor sinistre de Marioupol. J’ai cru utile de faire valoir les atouts d’une doctrine de sécurité humaine. Mais ….c’est l’insécurité inhumaine qui se trouve à nos portes ! A mes interlocuteurs en uniforme kaki, j’ai valorisé les missions de protection civile qui pourraient leur être assignées. Mais mon argumentaire s’est évaporé le jour où j’ai appris que Sergueï Choïgou, le ministre russe de la Défense a occupé le poste de ministre des situations d'urgence (Emercom) entre 1994 et 2012. En résumé, la ‘realpolitik de Papa’ m’a rattrapée. Désormais, j’éprouve comme un malaise à disserter sur les bienfaits de préserver l’environnement à partir du moment où l’environnement n’est pas qu’un dommage collatéral des guerres. Il est une arme de guerre et la tactique de la terre brûlée s’inscrit dans une stratégie globale. Aux adeptes du développement durable, il convient désormais d’intégrer le concept de destruction durable, qui a en plus l’avantage de ne pas être un oxymore. Quant aux pistes cyclables, qu’on voudrait promouvoir, elles cadrent mal avec la vision de chars T-72 ou T-90 embourbés dans la raspoutitsa. Face aux impératifs opérationnels qui incombe à une armée qui résiste, au nom de quoi faire valoir l’importance de plafonner l’empreinte carbone ?
Nos erreurs d’aiguillage
A partir de mes interrogations, je me résous à dire Adieu à une certaine écologie. Cela fait écho aux propos de Dmitri Mouratov. Rédacteur en chef du journal Novaïa Gazeta et co-lauréat du Prix Nobel de la paix en 2021, Mouratov a résumé ce sentiment d’une formule vertigineuse : ‘Le futur est mort ‘C’est ce qu’il aurait lancé à une journaliste de la chaîne de télévision indépendante. C’était juste avant de suspendre sa publication. Mais le futur est-il mort ?
Dès que la poudre se fait entendre, dès que les enjeux de vie et de mort se rapprochent, la guerre n’est plus considérée comme un luxe que l’Occident s’autorise d’ordinaire sur des ‘théâtres’ (sic) secondaires. Pour s’en convaincre, il suffit de se référer à l’un des chocs qui a marqué le début du siècle : la destruction des Twin Towers un certain 11 septembre (9/11). Dès le lendemain, les questions environnementales sont passées à l’arrière-plan. Au nom de la sécurité nationale, la lutte contre le terrorisme a éclipsé tout le reste et le même phénomène s’est répercuté en Europe où les priorités de l’U.E. ont aussi été chamboulées.
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