Nous nous étions habitués à croire que les essais nucléaires, c'est du passé. Un passé certes encombrant, mais du passé quand même. La preuve ? La plupart des Etats nucléaires respectent désormais le moratoire. Certains d'entre eux s'évertuent même à faire de la publicité en faveur d'un traité d'interdiction des essais, le fameux CTBT. Il a déjà été signé par une majorité d'Etats dans le monde et l'Amérique du président Obama pourrait (devait, ndlr) aussi le ratifier ...un jour. Il n'entrera pas en vigueur puisque l'Inde a déjà fait savoir qu'elle ne s'y conformera pas. Mais à l'intention du citoyen persuadé que les essais relèveraient du long fleuve tranquille de l'aventure nucléaire, il n'est pas inutile de rappeler le sort des victimes d'une guerre inavouée contre l'environnement. Il est temps aussi de responsabiliser les coupables face à des victimes qui n'ont pas/plus l'intention de passer pour des dommages collatéraux.
Tel un miroir, la question des essais renvoie aux béquilles sordides du nucléaire : colonialisme, non-transparence, non-respect du principe de précaution, manipulation avec le recours délibéré et non accidentel aux cobayes humains, gâchis financier et refus du principe pollueur-payeur. (sous prétexte que les dégâts sont inestimables). Tout ceci au nom des intérêts supérieurs de la Nation. Bien sûr.
Loin des yeux ....
Sur les deux premières caractéristiques (colonialisme et non transparence), le lecteur pensera inévitablement à notre cocorico, depuis ce jour de février 1960 à partir duquel le Général de Gaulle avait lancé son 'Hourrah pour la France'. Un hourrah insolemment triomphaliste qui fait écho avec le même froid dans le dos au fameux 'une révolution scientifique' étalé dans les colonnes du quotidien 'Le Monde' au lendemain de la destruction d'Hiroshima. Mais n'exagérons pas l'exception française dans tous les domaines : cette prédilection est partagée par quasiment tous les compères du club nucléaire. L'uranium du Katanga a contribué au Projet Manhattan, l'uranium du Gabon et du Niger à la France et les meilleurs élèves du Commonwealth (riches en uranium comme l'Australie) n'ont pas seulement favorisé les paradis fiscaux. Le gouvernement de Sa Majesté a 'dealé' avec Canberra pour y effectuer ses premiers essais. Trêve de cachotterie, rappelons les 12 essais atmosphériques sur les iles Montebello, Malden Island, Emu Field et bien sûr les îles Christmas. (en présence de 300 habitants des Iles Fidji) . Depuis cette épopée, Londres rechigne toujours à indemniser non seulement les militaires qui ont opéré sur les sites, mais aussi et surtout les Aborigènes qui avaient l'indécence de vivre dans les contrées proches de Maralinga. Notamment entre 1956 et 57, pour ceux qui ne furent pas déportés dans un centre à Yalata de 53 à 84. Les Soviétiques ont pu bricoler tranquillement à la fois à Semipalatinsk chez les Kazakhs qui ne demandaient pas tant d'attention, et aussi à Novaya Zemlya où une partie du peuple des Nénets a été déplacé pour ne pas dire déporté. (pour faciliter 224 détonations). Les responsables chinois, quant à eux, ont procédé à un Grand Bond (boum) en avant dans l'arène atomique dès la première explosion de Lop Nor (ou Lop Nur) dès 1964. Nul besoin d'être un admirateur du Daïla Lama pour imaginer que leurs exploits eurent échoué si des centaines de milliers d'Ouïghours n'avaient pas assuré la mise en place de toutes les infrastructures entre 1959 et 63. Les Américains ne se sont pas contentés des facilités offertes par Bikini, - les habitants toujours en stand-by à Kwajalein, - l'atoll d'Eniwetak, Rongelap, (dans les îles Marshall). Ils décidèrent donc dès 1950 de rentabiliser un territoire acquis en 1863 par les visages pâles en échange d'un loyer annuel de 5 000 U$ (pour 20 ans) et qui appartenait au peuple Shoshone (New Sogobia qui signifie la terre des hommes de la Mère Terre), Il s'agit du site du Nevada qui a été le témoin involontaire de plus de 900 essais.
Si le secret est bien gardé, si les archives sont soigneusement mises à distance des historiens indiscrets, si les curieux ne sont pas autorisés à se balader (avec ou sans compteur Geiger) dans des zones sensibles, c'est aussi et surtout parce que nul n'a intérêt à fanfaronner sur ses activités nucléaires en temps de paix. C'est logique, aussi logique que les retombées. Tout aveu implique la reconnaissance, donc la reconnaissance d'une dette. Lorsqu'il y a coût/(p)s et blessures, aucune réparation n'est gratuite. Alors, au risque d'être pris dans le tourbillon de l'actualité de la crise financière, parlons chiffres. Si l'on prend le cas de la récente opération israélienne à Gaza, le montant des dégâts se chiffre à 2 milliards de dollars. Pour l'agent orange que les Américains ont déversé sur le Vietnam avec le mot d'ordre Only we can prevent forests (la devise de la US Air Force), l'envahisseur avait promis de dédommager à raison de 3,5 milliards de dollars (de l'époque, 1973). Certes, les dettes ne sont pas toujours honorées. Parfois oui, même avec retard. Pour la contamination du bateau 'Happy Dragon', durant un essai à Bikini, le Département d'Etat (U.S.) a finalement (octobre 2006) payé 15 millions au gouvernement japonais. Un fonds de 150 millions a été mis en place par Washington pour dédommager les victimes se 67 essais atmosphériques des Iles Marshall. Au Canada, grâce à la diffusion inattendue d'un documentaire télévisé en 2007 sur les sacrifices des Vétérans (Canadiens) dans l'opération Plumbbob dans le Nevada, le gouvernement d'Ottawa a débloqué un fond de 22,4 millions de dollars l'année suivante. Et en France ?
Français, si vous comptiez ...
Les autorités françaises, ne l'oublions pas, se sont saignées pour nous offrir cette assurance-vie qu'est la bombe. Il n'y a pas que le budget annuel de la DICOD - 400 millions d'euros – pour nous en convaincre. Il a fallu d'abord soudoyer les autorités algériennes dans les accords d'Evian pour la poursuite des essais à Reggane et à In Eker et ce après l'indépendance et le fameux 'Je vous ai compris'. Suite aux protestations des voisins de l'Algérie, il a fallu quitter Reggane et Ammoudia, après seulement 4 essais. Un investissement en pure perte ! Il a fallu soulever des montagnes (d'efforts aussi) pour re-expérimenter la bombe, ailleurs, dans des tunnels à Inn Ekker, ne serait-ce que pour faire croire que Paris allait abandonner les essais atmosphériques interdits depuis 1963. Par la même occasion, Paris a manié le principe de la 'rigueur budgétaire' (sic) en refusant depuis 45 ans de démanteler et nettoyer en bonne et due forme les sites algériens ; et Paris est même parvenu à acheter quelques années de silence à l'AIEA qui n'a sorti son rapport qu'en 2005 alors qu'il était prêt dès 1999. Paris a économisé en ne décontaminant pas les sites pollués qui ne lui appartenaient plus. Et cette désinvolture est monnaie courante : à titre de comparaison, les Russes ne se sont pas sentis redevables même lorsque Nazarbayev a estimé que le nettoyage du site de Semipalatinsk coûterait 1 milliard (dollars de 2001) ; à ce jour, le Kazakhstan n'a reçu que 20 millions (dollars) d'aide de la communauté internationale,(*), OSCE comprise. Tout comme les compagnies d'assurances, les fautifs jouent avec le temps. Il a fallu attendre 1985 pour que les Américains reconnaissent les méfaits sur Rongelap. Il a fallu des batailles d'avocats et d'experts pour que les Aborigènes se voient attribués des compensations tandis que Londres et Canberra se renvoyaient la balle. Paris a simplement omis de se préoccuper de l'état de santé des Touaregs et autres membres des Populations Laborieuses (sic) des Oasis (PELOS). Conformément à une vision rentable à courte vue, les autorités militaires françaises ont plié bagages, enterré les déchets et miser sur les vents de sable du désert chargées de tout ensevelir. Y compris les griefs. On aurait pu songer à installer quelques clôtures aux abords des sites, mais ce sont les Algériens qui ont fini par s'y résoudre en 2005.
Touchez pas à mon budget
C'est toujours désagréable d'avoir à régler des comptes : en Russie, le droit à un dédommagement (évalué à 75.000 dollars pour une victime américaine) n'est pas reconnu aux soldats du feu de l'Armée Rouge. En Chine, n'en parlons pas. En France, non plus. Les vétérans comme ceux qui témoignent dignement (Gaston Morizot) dans le film 'Gerboise Bleue' de Djamel Ouabab n'avaient qu'à refuser de se prêter à ce rôle de cobayes. Ben voyons ! Quoi qu'il en soit, la facture est salée, non seulement en raison des accidents de parcours dont la mort du ministre G. Palewski, mais il a fallu investir, plus loin, en Polynésie. S'y faire accepter de gré ou de force. Recruter les petits jeunes qui voulaient bien gagner leur vie au risque de la perdre. (mais avec la promesse de l'omerta). Certes, la DIRCEN ou Direction du Centre d'expérimentation nucléaire n'a coûté au contribuable que la bagatelle de 500 à 670 millions ($) par an (estimation de Bruno Barrillot, cf. Audit Atomique, CDRPC, Lyon, 1999).
Mais les chiffres sont parfois trompeurs. Les banquiers en savent d'ailleurs quelque chose. Il faudrait additionner 50% du budget du CEA, pendant 40 ans, le millier de scientifiques qui a résidé du côté de Papeete en passant par Hao pour développer notre savoir-faire de l'atome, (avec des salaires défiant toute concurrence), sans oublier que l'aide financière extérieure à la Polynésie représentait 55 % du budget du territoire du Pacifique Sud. Parmi tous les déboires, et catastrophes, seuls les plus médiatisés ont été facturés. Parmi eux, quelques millions au gouvernement néo-zélandais pour avoir violé sa souveraineté avec l'opération rocambolesque contre le Rainbow Warrior près de 11 millions (dollars toujours) à Greenpeace International. Enfin, U$9.4 à U$13 millions à la famille du photographe néerlandais Fernando Pereira. Depuis, Paris a débloqué 200 millions (U$) sur son budget de la défense en vue du démantèlement des sites du Pacifique Sud après l'annonce de fermeture (définitive) de janvier 1996. Cette somme peut paraître disproportionnée quand on sait que pour nettoyer le site de Marcoule, le CEA va débourser 12 milliards ($) d'ici 2035, que l'ANDRA mise sur une dépense de 19 milliards (U$) pour finaliser le site d'enfouissement des déchets à haute activité et à vie longue à Bure...
Disproportionné ou non, tout est une affaire de priorités. Dans le budget annuel de défense de la France consacré au nucléaire (plus de 4,7 milliards U$ ou encore 142 dollars par seconde), Paris verse aussi quelques dizaines de millions de dollars de cotisation à l'organisation qui est en charge du respect du traité d'interdiction des essais, le CTBTO, (comme elle le fait pour l'AIEA) et/ou 50 millions pour assainir la situation environnementale du côté de Mourmansk (dans le cadre du Partenariat environnemental de la Dimension Nordique (Northern Dimension Environmental Partnership ou NDEP). Mieux encore, des crédits vont être affectés à la réparation du SNLE Le Triomphant, victime de mystérieux dégâts quelque part dans l'Atlantique au début de février (2009). Mais avec le même empressement, et d'autres scrupules, le ministère de la défense va rechigner à débourser quoi que ce soit à l'intention des vétérans des essais, aux 24.000 personnes du Sahara et 52.000 en Polynésie qui ont été impliqués dans la mise au point de l'arsenal nucléaire français, au gouvernement algérien pour restaurer, réhabiliter. .... Ah ! j'avais oublié : le coût d'un SNLE est estimé 3,2 milliards de dollars, (sans compter bien sûr tout ce qui va avec... dont les SNA qui les escortent, le système de communication), soit un versement de 75.000 $ à 42.000 êtres humains.
Note : (*) attention aux ordres de grandeur : si 1 million de dollars est représenté par 12 cm, 1 milliard équivaut à 120 mètres.