Gallois, ce témoin du siècle qui a instruit, formé, initié une génération entière à penser le nucléaire, mérite bien un hommage. Prendre la parole, il s'en est rarement privé, que ce soit sous l'uniforme, en tant que journaliste sous plusieurs pseudonymes dans divers organes de presse, via une maison d’édition basée à Lausanne…avec une trentaine d'ouvrages à son actif, sans oublier les textes qu'il rédigeait soigneusement avant de donner une conférence.
Son franc-parler, s'il a pu déranger la Grande Muette, c'était une gymnastique, et peut-être l'un des indices d'un homme qui sortait du rang. Au crépuscule de sa vie, - il est né le 29 juin 1911 - il a eu le souci de tout mettre en perspective. Tout ? En tout cas, ses réflexions géopolitiques, ses analyses économiques ou démographiques. Pour ce qui est du bilan personnel, Gallois admettrait – avec un sourire – qu'il avait épousé la carrière militaire malgré lui. Tous ses lecteurs ne savent peut-être pas qu'il se préparait à une carrière artistique. Mais puisqu'il va rejoindre l'histoire des penseurs de la bombe française, il serait déplacé, inapproprié tout au moins d'omettre que Gallois avait rencontré les 'grands' de la stratégie grâce à des talents, des compétences qui relèvent davantage de l'esthétique que de la balistique ou de la géopolitique. Ce personnage atypique (...) fut plus porté vers l'amour de l'art que celui des avions de combat, ou que celui de la réaction en chaîne qui déclenche la fission nucléaire. Cet élément biographique peut paraître de prime abord une simple anomalie, un paradoxe dont l'Histoire est friande. Mais le monde du nucléaire a sa part d'irrationnel
Au sein de l'institution militaire, Gallois était avant tout considéré comme un intellectuel, ce qui dans ce milieu n'est pas un compliment, en tout cas pas un atout. Mais le disciple de Clausewitz et de Bouthoul, un compagnon d'armes intellectuelles tel que Poirier ou Beaufre fut bien plus que cela....
Le hasard a voulu que l'OTAN se serve de lui – de son intuition, de ses compétences - pour convaincre les dirigeants de la IVème République dont Guy Mollet. Ne l'oublions pas : C'est à Gallois qu'est revenue la tâche de convaincre les dirigeants français de la nécessité de se doter d'une 'force de frappe'. Et pour ce travail de persuasion, mission accomplie !
Convaincu du fait que la France ne peut demeurer une grande puissance qu'à la condition de se doter d'une nouvelle doctrine de défense, Gallois expose, dans sa thèse soutenue en 1954, à l'issue de l'Ecole Supérieure de Guerre, sa conception stratégique de la "dissuasion du faible au fort". Le professeur a d'ailleurs été écouté, bien au-delà des frontières.
Après avoir été baptisé de 'hot colonel', (parmi les quatre), il a découvert sa vocation de géo-politologue plutôt que géopoliticien en lisant Mackinder. Il a ajouté : ‘J’'ai constaté que ni les aviateurs , ni les terriens ne s'intéressaient à cette nouvelle discipline qu’et la géopolitique ; en revanche, les marins oui. Si bien que les premiers cours de géopolitique que j'ai faits, je l'ai fait à l'Ecole supérieure de Guerre Navale à Paris. Gallois peut être considéré comme l'un des pères spirituels de la bombe.
Gallois, on lui doit d’avoir théorisé sur la menace suprême. Il a avancé ses conceptions sur le ‘pouvoir égalisateur de l'atome’ et celles-ci se sont se frayées un chemin, ici même, sur le sol français ; avant même de faire école à Séoul, en Amérique latine en passant par Téhéran ou Bagdad.
La thèse des ‘trois catégories d'Etat', énoncée, formulée devant le général de Gaulle, théorisée par la suite, ne tient peut-être plus la route. ‘Il y a les grands qui se sanctuarisent, et puis il y a les États comme la France et le Royaume-Uni qui n'ont qu'une capacité limitée de se défendre sans pouvoir projeter leurs forces , et ne peuvent avoir qu'une posture défensive ; enfin, il y a les autres, les États vassaux qui sont malheureusement le théâtre d'opération des puissances de la première catégorie et qui se défendront par le terrorisme. (itw avec l'auteur du 3 juin 2006).
Y a-t-il eu quelques dérives ? Que l'on soit ou non familiarisé avec la ou plutôt les doctrines, reste à évaluer jusqu'à quel point le nucléaire, même auprès de ses défenseurs les plus zélés, est contaminé par la critique et squeezé par rapport aux ambitions initiales, par rapport à la fonction qu’il se devait de remplir. Mais ce n'est pas parce que le faible est devenu moins faible. Ni parce que le 'fort' n'est plus forcément le plus fort. Mais tout simplement parce que la Nation, celle qu'on est censé mettre en garde et protéger, celle qu'il a fallu propulser sur le devant de la scène internationale est devenue, bon an mal an, 'malade de la paix', (expression de Pierre Lazareff), à l'image de ces avions d'après-guerre qui risquaient, par manque d'entraînement des pilotes, d'être entraînés dans leur chute...
Dans les années 1980, dans son livre ‘La Guerre de Cent Secondes’, Gallois s’affiche comme un adversaire résolu de la ‘guerre des étoiles’ chère au président Ronald Reagan dont il croit qu'elle se traduira par des guerres de ‘cols blancs’, combattant par ordinateurs interposés.
Dans cette France du 21ème siècle, tiraillée entre la dissuasion existentielle , - dissuasion minimale ou ‘dissuasion strictement défensive’ comme disait N. Sarkozy dans son discours de Cherbourg (en mars 2008), l'iconoclaste Gallois n'a pas peur d'affirmer qu’il a lui-même été au service d'une nation, une nation qui se renie. De ce fait, la France de Gallois et Gallois avec elle, doutent de la valeur et la légitimité de toute posture de défense crédible.
A l'heure des règlements de compte, à l’heure des bilans, 55 ans après le démarrage de l'aventure nucléaire, le lecteur est en droit de se demander si les conditions de l'obsolescence de la bombe sont réunies.
En tout cas, la bombe a changé Gallois et sa vision du monde. Est-elle parvenue à changer la mentalité des Français ? A l'heure du fameux Livre Blanc de la défense et de la sécurité, la question reste ouverte. Mais il se pourrait que ceux qui ont accepté la bombe soient disposés demain à s'en passer, à la brader ; et (d’ailleurs) pas forcément pour des motifs relatifs à la sécurité.
B.C.
Août 2010, Paru dans la revue ‘Utopie Critique’