L'exception française

Karachi, le savoir-faire délocalisé

KARACHI retroA la suite des évènements tragiques de 2002, - 11 ingénieurs français et 3 pakistanais - on nous a expliqué que le danger provenait de ces acteurs ‘non étatiques’ capables de tout et n’importe quoi, les terroristes. Et pourtant, les plus incontrôlables ne sont pas ceux qu’on croit. Pour vendre des sous-marins Agosta, il a fallu bricoler juridiquement et présenter en bonne et due forme une succursale privée capable d’offrir le meilleur de la technologie. Eh oui, la DCN (Direction des Constructions Navales) à Cherbourg n’a pas vocation à jouer les exportateurs. C’est pourquoi la DCN International a vu le jour. Une filiale de droit privé + DCN Log chargé du sort d’une cinquantaine de salariés des arsenaux de Cherbourg. Tant pis pour les priorités de la Nation, la ‘défense nationale’ étant désormais un concept ringard et les arsenaux considérés comme aussi peu rentables que l’éducation nationale ou les prisons d’état. Au nom du libéralisme, le privé a des atouts : la filiale privée est à la DCN ce que les sociétés militaires privées (SMP) sont aux forces armées.

En matière de ‘transfert de technologie’ par exemple, les entorses à la loi sont plus ‘souples’ que si elles devaient s’appliquer à des salariés de l’Etat. Tout comme un mercenaire sur un champ de bataille a d’ordinaire une interprétation beaucoup plus ‘souple’ des Conventions de Genève. Enfin, les combinaisons financières pour arroser untel ou untel sont plus faciles à manier et leur traçabilité plus compliquée quand l’acteur principal n’est pas l’Etat. Inversement, puisqu’un salarié de l’Etat est bien protégé en cas de missions sensibles, une protection minimale – via des officines privées – permet aussi d’économiser quelques frais pour le service après-vente à la Darty, y compris l’entretien du chantier.
Mais l’appât du gain n’explique pas tout. Si l’on en croit le ‘Canard Enchaîné’ du 15 mai 2002, les 3 sous-marins Agosta se seraient vendus en pure à perte (la transaction portait en 1994 sur près de 5 milliards et demie de francs). Si tel est le cas, d’où vient cette sollicitude française ? Pour y voir un peu plus clair, peut-être faut-il se replonger aussi dans l’histoire chaotique de la coopération nucléaire plus ou moins avortée entre Paris et Islamabad ? Suite à un contrat de vente à la fin des années 70 d’une usine de retraitement à Chasma pour la séparation du plutonium, les autorités françaises avaient quelques dettes sur la conscience, ayant dû faire marche arrière sous pression américaine. Dès 1992, Paris s’est alors engagé à (re)verser des centaines de millions (700 MF de l’époque) en guise de compensation pour service non rendu. En imaginant que la SGN chargée du dossier n’a pas réussi à honorer le contrat initial, certains clans au pouvoir au Pakistan étaient en position de force pour demander et des sous-marins et quelques bakchich sous la table. Cela rappelle d’ailleurs d’autres traquenards et attentats terroristes quand Paris a hésité de rembourser Téhéran pour l’opération Eurodif…avec, pour toile de fond, une rivalité entre deux candidats à l’élection présidentielle.
Comme pour d’autres scandales, depuis Lockheed, Stehlin, Luchaire en passant par l’Irangate et les frégates de Taiwan, les politiques discrédités par le recours aux caisses noires entonneront des refrains diplomatiques pour moraliser ces ventes d’armes à l’aide de traités et conventions qui ne tromperont quasi personne ; les équipements seront rentabilisés à des fins inavouables ; quant au citoyen, il a tendance à croire que sans débouché extérieur au plus offrant, les entreprises vont finir par mettre la clef sous la porte.

Ben Cramer