L'exception française

L'avenir de l'arme nucléaire, entre pérennisation et élimination

 

zoe soda atomChargé d'introduire dans la revue 'Politique Etrangère', le dossier sur les stratégies de l'avenir, Dominique David intitulait sa contribution :' l'ampleur du doute'. Les concepts qui expriment la puissance militaire sont de toute évidence en question. La mise en cause la plus nette, même si elle est relativement silencieuse, est sans doute celle qui touche l'arme nucléaire' précisait-il.
Période charnière. Période d'opportunités donc. Période exigeante dès lors pour élaborer les outils adéquats afin d'affronter l'avenir sans le subir. Réfléchir à l'avenir de l'arme nucléaire française, à son rôle, c'est s'interroger sur l'environnement international, ses devenirs possibles, sur l'évolution du débat politique et stratégique en France et à l'échelle internationale.
C'est aussi, pour un parti politique, faire l'effort pour définir des idées, des propositions aptes à influer sur les choix gouvernementaux et nationaux. Une chose au moins est assurée : c'est l'impossibilité de maintenir le statu quo. Une sorte d'angoisse semble saisir la réflexion stratégique touchant au nucléaire. Comme si l'effondrement des justifications traditionnelles de la dissuasion laissait une sorte de vide, en l'absence d'une alternative de sécurité pour l'après-guerre froide, acceptable pour les opinions.
Sans doute l'angoisse est-elle d'autant plus prégnante que l'armement nucléaire en France a fait l'objet d'un tabou. Je dis cela sans ironie : le tabou peut avoir sa légitimité. Il peut s'expliquer en l'occurrence par le fait qu'il touchait à trois dimensions considérées comme essentielles à la vie de la Nation : sa sécurité, sa souveraineté et l'affirmation de la puissance. Dès lors, le débat touche autant au symbole qu'à la stratégie elle-même. Le gel apparent du débat pendant une longue durée s'explique aussi par le caractère statique de la notion même de 'dissuasion', inapte à rendre compte des accumulations quantitatives comme des évolutions, des performances technologiques. Je dis 'gel apparent' car, de fait, l'arme nucléaire n'a cessé de faire l'objet de tensions, de polémiques depuis son apparition.

L'impossible statu quo

Aujourd'hui, et c'est cela qui sollicite la réflexion et le débat, l'état actuel en matière d'armement nucléaire est mis en cause à trois niveaux
- Les évolutions stratégiques
- Le couple prolifération/non-prolifération
- Les évolutions de l'opinion

Dans sa double dimension, la rupture stratégique actuelle contraint à redéfinir le rôle de l'arme nucléaire dans le monde et évidemment en France. C'est une banalité. Mais comment ne pas y insister : les bouleversements de l'environnement international ces dernières années ont totalement modifié la donne et rendu caducs nombre de concepts politiques, de structures militaires, d'alliances héritées de la guerre froide. Cela concerne au premier chef l'arme nucléaire. Quand la dissuasion cherche elle-même 'qui dissuader ?', la panne doctrine et conceptuelle est patente. Nombre d'experts ne sont pas sans souligner l'éclatement croissant entre l'existence de l'arme dite dissuasive et l'absence d'ennemi identifiable.
D'autre part, les évolutions militaires inscrites dans la même réforme des armées – professionnalisation, intervention, européanisation –(1) ont placé le cœur du débat militaire de la défense, de la dimension de 'non guerre' vers des stratégies de combat, de capacités de ...'faire la guerre', qui relativisent considérablement dans l'opinion l'utilité de l'arme nucléaire.
Quant à l'européanisation de la défense, on le sait, elle soulève des questions absolument considérables comme l'accès de l'Allemagne à l'arme nucléaire. Je souhaite relever ainsi que les évolutions elles-mêmes des doctrines militaires ôtent à l'arme nucléaire le rôle majeur qui fondait dans l'opinion sa légitimité. Ce questionnement contamine aussi la réflexion sur l'arme nucléaire comme attribut de la puissance. On entre là dans un débat tout à fait fondamental. N'est-on pas en droit aujourd'hui de s'interroger sérieusement sur le poids réel de la puissance de l'arme nucléaire dans des rapports de forces entre nations ? Le débat peut être figé quand il est enfermé dans des dimensions nationales. Mais, en l'occurrence, la possession ou non de l'arme nucléaire, les choix de modernisation, ou les processus de dénucléarisation sont immergés dans les processus internationaux.
C'est pourquoi le débat sur l'armement nucléaire français ne peut être isolé des évolutions du couple prolifération/non-prolifération. Dans une situation stable ou apparemment stable, la France peut tenter de se tenir à l'écart de discussions. Elle a réussi tant bien que mal jusqu'au début des années 90 à être 'épargnée ' par des pressions en faveur de la dénucléarisation. Mais, pour l'avenir, qu'en sera-t-il ? Comme les autres puissances nucléaires, notre pays s'est trouvé naturellement engagé dans la discussions sur le renouvellement du TNP en 1995, elle a bon gré mal gré entériné le Traité d'interdiction Totale des armes nucléaires, le CTBT. On peut imaginer que le danger de prolifération et la nécessité d' y faire face pousseront les Etats à avancer dans le processus de dénucléarisation, la tension s'aiguisant entre d'une part la pression des pays non nucléarisées, les pays du seuil notamment, et d'autre part la persistance du privilège des puissances nucléaires(2). Inévitablement, dans un avenir proche, la discussion sur le respect de l'article VI du TNP fera irruption ; et nul ne pourra l'esquiver.
Enfin, en relation avec les bouleversements intervenus à la charnière des années 80 et 90, et depuis, les opinions expriment une désaffectation croissante envers l'arme nucléaire. Ces évolutions sont progressives mais la tendance est constante. Il ne s'agit pas d'une opposition radicale qui reste l'apanage d'une minorité. Mais l'opinion française n'est pas indifférente aux possibilités de réduire la menace nucléaire. Et la réaction favorable de la décision de moratoire de François Mitterrand en 1992 comme la vigueur de la protestation contre la reprise des essais par Jacques Chirac en 1995 traduisent bien la profondeur des évolutions de l'opinion dans notre pays. Ce fut, pour le Président de la République nouvellement élu, le premier choc dont le coût politique fut sans doute plus élevé que prévu.

La possibilité de préserver le statu quo en matière d'armement nucléaire impose de poser avec la plus grande clarté possible l'alternative 'pérennisation' ou 'élimination'. Ce qui concerne, qu'on le veuille ou non, le potentiel français.

Quelles perspectives ?

TIMBRE DESARMEMENTIl ne s'agit pas d'un débat théorique, abstrait, ni d'un débat idéologique. Il concerne très concrètement les conditions de la sécurité pour la période qui s'ouvre. Touchant à l'arme atomique, il comporte indiscutablement des dimensions éthiques. Elles ne sont pas secondaires quand il s'agit de définir une vision des relations internationales. Dès leur origine, les armes nucléaires ont posé un problème moral, puisque leur capacité de destruction touche à l'existence de l'humanité elle-même (3). Dimension éthique aussi dans les rapports de domination inscrits dans le privilège pour quelques Etats de disposer d'une telle capacité (4). Il n'est pas étonnant dès lors que la communauté internationale, et les Nations Unies en premier lieu, aient tant appuyé et légitimé les efforts de désarmement nucléaire.
Ce débat n'en est pas moins un débat politique. Un débat sur les choix marqués en permanence par la tension entre pérennisation et élimination.
Les négociations sur les missiles stratégiques entre les Etats-Unis et la Russie marquent le pas. Des réticences se font jour au Congrès américain pour ratifier le CTBT arguant que celui-ci pourrait handicaper la puissance américaine. Le président Clinton s'est fait, le 3 février 1998, à Los Alamos, le chantre des essais nucléaires par simulation, affirmant qu'ils sont aussi fiables que les tests réels pour maintenir en état la force nucléaire américaine.
La France ne s'inscrit-elle pas dans la même démarche en accélérant le programme de simulation PALEN et en maintenant pour l'essentiel les nouveaux programmes d'armement nucléaires projetés dans la Loi de Programmation Militaire dont le chef d'Etat major des armées, le général Douin a affirmé récemment qu'elle était préservée ? On notera dans ces programmes, outre la simulation en laboratoire, de nouveaux vecteurs dont sous-marins et avions, de nouveaux missiles – dont le M51 à l'étude – de nouvelles têtes nucléaires. Mais il est patent que ces programmes sont en porte à faux dans le processus – heurté certes – de réduction des arsenaux. La France elle-même y est engagée d'une certaine manière, et même à son corps défendant. La signature du traité CTBT est de ce point de vue une date significative. Elle touché directement notre pays avec la fermeture des sites de Moruroa et de Fangataufa. On ne peut ignorer aussi la rupture que constitue la fermeture du plateau d'Albion, ainsi que l'abandon des missiles de courte portée Hadès. Ces actes justifient l'élargissement du débat sur ce que doit être la politique de la France en la matière, en relation avec les négociations engagées dans les instances internationales. Le renouvellement du TNP en 1995 a marqué une étape qui, à l'évidence, ne sera pas sans suite.
Pour ce qui concerne la France, les dispositions ne pourraient-elles être prises pour remettre en cause ces programmes ? Cette proposition ne vise nullement dans mon esprit à pousser la France à démanteler unilatéralement ses moyens de défense pour trouver, en définitive, refuge sous le parapluie nucléaire américain.

Accompagnées d'une démarche cohérente au sein des instances internationales, ces dispositions ne placeraient-elles pas la France en position d'influer et de devenir –pourquoi pas ? – une force d'entraînement au désarmement nucléaire ? L'alternative ne me semble pas très éloignée du schéma suivant : soit notre pays maintient ses orientations actuelles et il subira tôt ou tard la dénucléarisation ou bien, il s'inscrit résolument dans le mouvement qu'impriment la société internationale, de nombreux pays et des forces diverses pour inverser la tendance actuelle.
conférence désarmement e1520173153345Ainsi la France pourrait intervenir efficacement pour que la Conférence du Désarmement de Genève fasse preuve de créativité afin de sortir de l'impasse actuelle dans laquelle sont enlisées les négociations sur le désarmement nucléaire et la non-prolifération. La France pourrait également se prononcer en faveur d'une zone exempte d'armes nucléaires en Europe centrale, autrement dit contre la remise en cause de la situation présente dans la région(5). Ne serait-ce pas les meilleures conditions pour préparer la conférence d'examen du TNP qui aura lieu en l'an 2000 et sur laquelle nombre de pays ont déjà les yeux fixés ? Sur le plan national, les autorités françaises ont-elles lieu de s'inquiéter de l'érosion très sensible dans l'opinion du consensus en faveur de l'arme nucléaire ? Bien au contraire, j'y vois pour ma part une opportunité heureuse pour fonder un autre et large consensus en faveur de son élimination.
En la matière, comme pour les autres questions qui touchent au devenir de notre pays, à sa place dans le monde, elle s'inscrit dans l'ambition d'influer sur les choix d'un objectif : contribuer à l'élaboration d'alternatives à l'ordre militaire encore dominant. Cette démarche s'efforce de partir de réalités pour les transformer – progressivement – à travers un débat ouvert, sans préjugés, en appelant à l'intelligence et à la responsabilité des citoyens.
Il s'agit de bâtir par des initiatives politiques une sécurité durable (6) stable, adaptée à la période nouvelle. Cette sécurité ne trouvera pas ses fondements en s'ancrant dans des conceptions aujourd'hui caduques, mais en prenant à bras le corps les réalités internationales de notre temps. C'est la raison pour laquelle ma conviction est que la participation à la maîtrise du processus d'élimination de l'arme nucléaire ne sera pas un sacrifice mais une chance pour la France.

Francis Wurz
in Cahiers de la Fondation pour les Etudes de Défense n° 11, février 1998
avec l'aimable autorisation de l'auteur

 

Notes et commentaires

(1) On pourrait ajouter l'otanisation, mais ceci ne faisait pas encore partie de la tendance dominante en 1998. Voire depuis le commentaire de l'auteur sur la NSA
(2) Comme l'écrit Jacques Attali dans 'Economie de l'Apocalypse' :« Aucune des 5 puissances nucléaires n'envisagera jamais sérieusement de se priver de ce privilège qui leur a été conféré par une coïncidence de l'histoire". 
(3) Et pas seulement de l'humanité...
(4) Un privilège contestable mais 'reconnu', avalisé par le TNP
(5) Fr. W. fait allusion aux risques de nucléarisation de certains pays en cours d'Otanisation dont la Bulgarie et la Hongrie, un prélude de la mort des projets comme le Plan Rapacki des années 50.D'autres projets ont vu le jour depuis. En 2007, le Conseil Fédéral suisse a failli accepter la motion suivante : 38 autres pays européens que la Suisse sont exempts d'armes nucléaires, du moins de facto. Cette situation constitue un excellent point de départ pour créer une zone exempte d'armes nucléaires en Europe. De telles zones existent déjà en Amérique latine, en Afrique et en Asie du Sud-Est. Elles sont clairement définies par l'ONU et contrôlées par l'Agence internationale de l'énergie atomique. L'ONU et l'OSCE préconisent l'extension des zones existantes, ce qui inciterait de manière accrue les puissances nucléaires à réduire ou démanteler entièrement leurs arsenaux. En tant que pays neutre et siège européen de l'ONU, la Suisse serait prédestinée à jouer un rôle clé en la matière.
(6) l'expression de 'sécurité durable' est nouvelle et mérite qu'on s'y arrête :  à cette époque, le concept de 'développement durable' n'a pas encore irrigué le discours de ceux qui pensent la sécurité.