La France est un des pays qui consacrent le plus de ressources aux dépenses militaires. Selon les données du SIPRI (Institut international de recherche sur la paix de Stockholm), elle figurait en 2014 à la cinquième place mondiale derrière les Etats-Unis, la Chine, la Russie et l’Arabie saoudite.
La place de l’industrie d’armement dans l’économie française est importante. Elle compte pour plus de 6 % des emplois de l’industrie manufacturière qui constitue le cœur de l’industrie. Son rôle est plus important dans certaines régions et bassins d’emplois : plus de 20 % des emplois industriels en région PACA plus de 10 % en Ile-de-France. En 2013, sur les 50 plus grands sites industriels existants en France, 15 appartenaient à des groupes engagés dans la production militaire et actifs dans les secteurs aéronautique, naval, terrestre ou nucléaire. Seule l’industrie automobile fait mieux avec 17 usines classées.
La résistance opposée par l’industrie d’armement au délitement du tissu industriel localisé en France est donc frappante.
Au-delà de son rôle non négligeable dans le tissu industriel, il faut insister sur la place des groupes industriels produisant des armes dans l’activité technologique menée en France. En 2013, les grands groupes contractants de la défense ont réalisé 22 % des dépenses de R&D des 50 premiers groupes français. Tel est le résultat des politiques technologiques qui, depuis des décennies, ont orienté une partie de l’innovation vers l’aéronautique, l’espace et le nucléaire.
L’industrie d’armement demeure donc un pôle de résistance majeur alors que l’emprise de la logique financière sur les grands groupes français et leur stratégie de délocalisation des activités de production conduisent aux fermetures d’usines et aux suppressions d’emplois. Cette situation révèle l’état précaire de l’industrie française, elle révèle également la fragilité d’une partie des grands groupes français présents sur les marchés civils . Les représentants du système militaro- industriel peuvent donc arguer que le déficit de la balance commerciale serait encore plus élevé sans le solde des échanges de produits militaires. Toutefois, un bilan qui resterait sur le seul plan économique devrait conduire à s’interroger sur l’ampleur des ressources publiques – l’argent des contribuables – détournées vers la conception de systèmes technologiques hautement spécifiques . Il faudrait également calculer les fuites qui se produisent dans les circuits de paiement des armes au bénéfice des intermédiaires des pays clients ou français (sous la forme des rétro-commissions, dont l’affaire des attentats de Karachi n’est que la forme la plus tragique) , ou encore mesurer le coût pour les finances publiques de l’annulation des ventes (Saddam Hussein dans les années 1990). De façon générale, on peut dire que les bénéfices des exportations d’armes sont privés – ceux des groupes de l’armement et de leurs actionnaires –, les coûts sont publics. Il faudrait également ignorer que les ventes d’armes nécessitent un soutien sans faille aux régimes dictatoriaux qui sont les principaux acheteurs d’armes et elles attisent les guerres en cours.
Les ventes d’armes comme politique étrangère
Tous les gouvernements de la V° République ont toujours considéré que les exportations d’armes, indispensables à la pérennité du système militaro-industriel, étaient une composante centrale de la politique étrangère de la France. Pendant plusieurs décennies, les livraisons d’armes ont été présentées comme un moyen pour les pays acquéreurs de maintenir une position indépendante vis-à-vis des Etats-Unis et de l’URSS. Les pays sous régime dictatorial ont ainsi été approvisionnés sans réserve, au premier chef ceux situés au Moyen-Orient (Arabie Saoudite, Irak de Saddam Hussein, etc.).
Quelques pays du Moyen-Orient continuent de représenter aujourd’hui une part essentielle des exportations (de l’ordre de 50 % en longue période). Mais si l’implication actuelle de la France au Moyen-Orient n’a rien de nouveau, elle s’inscrit dans une situation géopolitique et économique profondément modifiée. Depuis quelques années, les mutations géopolitiques offrent en effet à la tradition militariste de la France de nouvelles opportunités, comme le montrent les interventions dans la bande sahélo-saharienne (Côte d’Ivoire, Libye, Mali, République Centrafricaine etc.) Car, en dépit de toutes les affirmations plaisamment répétées, l’Afrique, où les armées françaises sont intervenues à près de quarante reprises sur le sol africain dans les cinquante dernières années, demeure un enjeu essentiel pour la France. Du point de vue économique, les implantations des entreprises françaises ne cessent d’y croitre : entre 2000 et 2013, elles y ont plus augmenté leurs investissements directs que dans le reste du monde. Sur le plan géopolitique, la présence permanente de plus de 7000 militaires justifie, avec la possession de l’arme nucléaire, le statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Enfin, du point de vue des exportations, l’utilisation des armes dans des conditions réelles qui résulte des interventions militaires répétées sur le continent Africain, peut constituer un atout concurrentiel auprès des pays clients, car elles bénéficient d’un label ’combat-proven’ (sic, testé en combat). Les industriels s’en réjouissent.
La doctrine Alliot-Marie confirmée
Les interventions militaires de la France en Afrique subsaharienne ne visent pas à s’attaquer aux causes profondes de la désagrégation politique qui frappe ces pays. Elles ne remettent pas en cause les pratiques kleptocratiques des dirigeants, dont la fortune personnelle transite par les banques françaises et européennes pour se placer dans les paradis fiscaux, lorsqu’elle n’est pas simplement investie en France. De même, l’appui inconditionnel aux régimes saoudien et qatarien, ainsi qu’au général Al-Sissi en Egypte, se traduit par un silence assourdissant des dirigeants français sur la répression féroce et l’absence de droits démocratiques dans ces pays. Il est en conséquence inutile de chercher dans l’activisme militaire de la France observé depuis quelques années la volonté de soutenir les mouvements populaires qui embrasent les pays arabes .
En ce domaine, la conduite de la France en Egypte et au Moyen-Orient est plutôt guidée par la doctrine Alliot-Marie , puisque les armes livrées à ces pays par la France sont utilisées contre les populations victimes de ces régimes dictatoriaux. Au lendemain de l’annonce du contrat de vente de Rafale à l’Egypte, le général Al-Sissi décidait une attaque aérienne contre les populations civiles en Libye, qualifiée de crimes de guerre par Amnesty International. L’Arabie Saoudite a organisé l’attaque au Yémen avec l’appui officiel du gouvernement français. Elle recourt à des bombardements des civils avec des munitions à fragmentation – passibles d’accusation de crimes de guerre – et elle a annoncé en même temps une prochaine vague d’achats de matériels militaires à la France. Entre 2010 et 2014, l’Arabie saoudite a représenté plus du quart des commandes d’armes de la France, sans compter les 2,4 milliards d’euros d’armes qu’elle a achetés à la France pour les ’offrir’ au gouvernement du Liban. Un rapport adressé aux parlementaires (juillet 2015) par le gouvernement déclare que la France "souhaite développer des relations étroites avec l’Arabie Saoudite" LOI n° 2015-917 du 28 juillet 2015 actualisant la programmation militaire pour les années 2015 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense. On connait pourtant le soutien que différents groupes terroristes (Al-Qaida, Daesch) trouvent dans ce pays et auprès du Qatar, un autre allié fidèle.
Les pays acheteurs sont bien décidés à utiliser les armes livrées par la France, et leurs militaires sont formés pour cela dans le cadre d’accords de coopération militaire et de sécurité passés par la France. La France est en effet engagée par de nombreux accords de défense au Moyen-Orient (Émirats Arabes Unis, au Koweït et au Qatar, base militaire à Abu Dhabi etc.) .
Au total, la vente d’armes sans aucune réserve aux pays du Moyen-Orient et les accords passés avec eux par la France agissent comme un facilitateur des guerres meurtrières qui sévissent dans la région. Et pourtant, le même rapport précise que "le soutien aux exportations de défense constituera un volet majeur de la politique industrielle du Gouvernement". Cette subordination de la politique industrielle et de la diplomatie à la production d’armes, qui entraîne DONC la nécessité impérieuse de promouvoir les exportations, fut pleinement résumée par le Président de la République lors de sa visite du site de Dassault aviation à Mérignac le 4 mars 2015 : "Vive le Rafale, vive la République, et vive la France !"
Les budgets de défense et sécurité en forte hausse
En mai 2014, la pression des sept grands groupes de l’armement - qui reçoivent près de 3/4 des commandes d’armes - avait conduit le Président Hollande à décider une hausse des dépenses militaires pour la période 2014-2019 couverte par la loi de programmation militaire (LPM), une évolution à l’opposé des coupes réalisées dans les budgets civils. Après les attentats du 11 janvier 2015, il a été décidé que les dépenses inscrites à la LPM augmenteront de 3,8 milliards d’euros (constants) pour atteindre 162,4 milliards d’euros, dont 88 pour les équipements militaires.
En 2016, les créations de postes augmenteront de 1118 pour la mission défense (mais de 518 seulement pour l’éducation nationale, l’enseignement supérieur et la recherche) et de 117 dans la sécurité. Les suppressions de postes atteindront 106 dans le ministère de l’Écologie, développement durable et énergie, 296 dans celui du "logement égalité des territoires et ruralité", et de 207 dans celui du "Travail, emploi et dialogue social".
Le Président de la République a déclaré : "Le pacte de sécurité l'emporte sur le pacte de stabilité". Il reprend ici une revendication de la France d’exclure les dépenses militaires du Pacte de stabilité qui est vieille de plus de dix ans. Il obtiendra peut-être gain de cause de la part de Bruxelles, mais comme on vient de le voir, au prix de la poursuite de la baisse des crédits publics qui seraient pourtant nécessaires pour faire face à "l’état d’urgence sociale" (chômage, délitement des services publics territoriaux) qui nourrit le désespoir, porteur de tous les dangers.
Claude Serfati, 5 décembre 2015
Auteur de L’industrie française de défense, La Documentation Française, 2014
et Le militaire, une histoire française, éditions Amsterdam, Paris 2017
Avec l’autorisation bienveillante de l’auteur