A force de manier le paradoxe, ou de faire usage de la langue de bois, les diplomates ont de la peine à convaincre le visiteur averti. 'Nul ne peut désormais prétendre que la France tourne le dos au désarmement' martèle l'ambassadeur Gérard Errera. Dans la partie de bras-de-fer qui se joue entre les États nucléaires et les autres, le représentant de la France aux négociations sur l'interdiction des essais nucléaires et sur le renouvellement du traité de non-prolifération (TNP) éprouve une certaine satisfaction à n'avoir pas cédé à la pression américaine dans un domaine aussi sensible.
En effet, depuis 1992, la France refuse de signer un chèque en blanc pour le traité d'interdiction des essais (Comprehensive Test Ban Treaty, CTBT). Elle l'a fait avec d'autant plus d'assurance qu'elle venait de s'imposer, le 8 avril 1992, un moratoire d'un an et que celui-ci venait couronner une diplomatie novatrice conformément au plan français du désarmement (1) que le président François Mitterrand avait dévoilé, en juin 1991, dans l'indifférence générale.
Non, affirme-t-on à Genève, il n'est pas question de signer un traité dans la précipitation, même si les Américains sont obsédés par l'arrêt des essais. Pour faire valoir leur point de vue, les diplomates français à Genève n'ont pas relayé l'opinion (des experts nommés par Paris (2)) selon laquelle la crédibilité de la dissuasion impliquerait la poursuite des essais à Mururoa ou à Fangataufa. L'argument eût été d'autant plus irrecevable que le traité vise justement à empêcher l'amélioration qualitative des têtes nucléaires. Paris s'est donc contenté de dire haut et fort, comme lors de la signature de la convention d'interdiction sur les armes biologiques de 1972, que les méthodes de vérification n'étaient pas au point.
De plus, déclarait M. Édouard Balladur, le 10 mai 1994, il est très important que la conférence du désarmement s'élargisse, dès que possible, afin que tous les États du seuil y soient représentés. Les États dits du seuil (nucléaire) dont l'Inde, le Pakistan (3) _ et Israël _ ne sont pas partie prenante dans le processus de négociation et, de ce fait, seraient dispensés de signature. Or leur absence équivaudrait à un 'traité au rabais' pour reprendre une expression de M. Errera. D'autre part, les tirs chinois prévus à Lob Nor jusqu'en 1996, pèsent également sur les négociations. Enfin, au Quai d'Orsay, où un sous-département sur la non-prolifération vient d'être créé, ainsi qu'à Genève, on refuse tout lien entre les négociations sur l'arrêt des essais et celles sur l'extension du traité de non-prolifération.
Prolonger le moratoire de peur que Washington et Moscou ne prennent les devants et ne mettent la France devant le fait accompli, comme cela s'est produit pour le traité de Moscou sur l'interdiction des essais atmosphériques, (PTBT) dans l'espace extra-atmosphérique et sous l'eau, signé en août 1963, Paris a réclamé que les puissances nucléaires procèdent à une réflexion commune. Pourtant, à chaque occasion, chacun a fait cavalier seul : en témoigne la décision du président William Clinton, en janvier 1995, de prolonger le moratoire sur les essais nucléaires jusqu'à l'entrée en vigueur du CTBT ; l'offre américaine faite à Pékin en matière de savoir-faire pour les essais de simulation ; la proposition du président Boris Eltsine devant l'Assemblée générale de l'ONU, en septembre 1994, d'ouvrir des pourparlers sur les armes stratégiques, que Paris et Londres n'ont pas cru utile de commenter.
La concertation relève de la rhétorique. Et, quand elle s'effectue, Paris l'ignore. Ainsi, Washington, puis Londres ont signé des accords avec Moscou pour un déciblage de leurs missiles respectifs. Selon M. Andreï Kozyrev, le ministre russe des affaires étrangères, des mesures analogues sont prévues entre Moscou et Pékin. Mais, à Paris, les experts se bornent à affirmer que ces mesures sont purement symboliques.
La France se trouve-t-elle isolée ? Ayant refusé d'adhérer au TNP en 1968, de crainte de ne pouvoir mener à bien son propre programme, puis souscrit avec onze années de retard aux dispositions du traité de Moscou de 1963 sur l'interdiction des essais dans l'atmosphère, elle représente avec la Chine le principal obstacle à la signature d'un traité d'interdiction totale des essais nucléaires. La France, tout en réaffirmant son désir d'aboutir, n'exclut pas a priori une reprise des essais, quitte à faire admettre une clause particulière autorisant des essais de sécurité/fiabilité. Mais, au moment où la prolifération nucléaire est le souci principal des grandes puissances, l'obstination de Paris risque de faire monter les enchères.
Que Washington soit plus disposé que Paris à tourner la page des essais souterrains, en raison même de son avance sur le plan de la simulation en laboratoire, ne fait aucun doute. Mais la France est la plus mal placée pour rompre un processus qu'elle prétend, en trichant un peu avec la chronologie des événements (4), avoir lancé. En admettant que M. Mitterrand ait sous-estimé l'effet d'entraînement que provoqua sur les Russes et les Américains le moratoire d'avril 1992, une marche arrière n'est pas impossible, mais elle provoquerait de 'sérieux dégâts pour la réputation de la France', selon la formule du président de la République. Afin de ne pas être accusés de compromettre les négociations, à New York sur le TNP, les diplomates français affirment, non sans raison d'ailleurs, que les opposants à l'extension indéfinie de celui-ci _ dont le Mexique _ n'ont jamais estimé que l'entrée en vigueur d'un CTBT serait une condition suffisante pour changer leur position.
Parallèlement, au risque de compromettre ces tractations, les responsables du lobby nucléaire semblent avoir d'autres pensées. Les uns manifestent leur empressement à reprendre une série de tirs dans le Pacifique sud (5) ; pour les autres, il s'agit d'élaborer des scénarii pour contrer les États proliférants, qualifiés de 'potentats irresponsables' par le député Jacques Baumel. Cette dernière démarche s'inscrit parallèlement à la doctrine américaine _ dite 'initiative de contre-prolifération' _ et qui inclut le recours éventuel aux armes nucléaires à l'encontre d'un pays sur le point d'acquérir des engins de destruction massive (6). Cela implique une révision doctrinale à Paris (7), c'est-à-dire l'émergence d'une posture nucléaire intégrant le concept de la dissuasion du fort au fou et non plus, comme c'était le cas durant la guerre froide, du faible au fort.
Les recherches sur le missile aéroporté ASLP (air-sol longue portée) tout comme celles sur les satellites Hélios ou Osiris, capables de programmer de nouveaux ciblages au sud de la Méditerranée, illustrent cette dérive. Celle-ci a pour effet, paradoxalement, de susciter des vocations nucléaires dans l'hémisphère Sud. Mais elle aura aussi l'avantage de relancer le débat sur les garanties négatives de sécurité _ c'est-à-dire les assurances que les États non nucléaires réclament de la part des États nucléaires. En résumé, à travers la question des essais et plus généralement de la prolifération, se profile un autre débat, beaucoup plus important : l'avenir de la dissuasion française. En adhérant au TNP, la France a-t-elle évalué toutes les implications pour sa propre force de frappe ? Rien n'est moins sûr.
La réflexion souffre d'abord d'être cantonnée à quelques cercles restreints. Les élus de la nation ont eux-mêmes, par la voix du président de la commission de la défense de l'Assemblée nationale M. Jacques Doyon, exclu tout débat sur la prolifération avant l'élection présidentielle . D'autre part, le TNP n'incite guère aux vertus de la transparence (8) : les dirigeants français ont rejeté la proposition allemande de décembre 1993 de faire figurer les armes nucléaires dans un registre de l'ONU. Dans l'entourage du ministère de la défense, et notamment à la direction des affaires stratégiques, (DAS), on ne cache pas que la France - qui s'exprimera au nom des quinze membres de l'Union européenne à New York - devrait manifester plus d'originalité dans le domaine du désarmement, ne serait-ce que pour ne pas laisser le monopole des initiatives à Washington. Malheureusement, l'élection présidentielle n'est guère un moment propice pour faire naître des innovations sur le plan stratégique. Le TNP, s'il fait obligation à la majorité des États d'abandonner l'option militaire, engage les États nucléaires déclarés à 'poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires' conformément à l'article VI. En ayant biaisé avec cette clause depuis vingt-cinq ans _ entre 1970 et 1994, le nombre des têtes nucléaires françaises est passé de 48 à 500 _, les États nucléaires ont alimenté les critiques de tous ceux qui, parmi les États dits non alignés, considèrent que le TNP, outre son caractère discriminatoire , ne mérite pas d'être prorogé de façon indéfinie.
Aujourd'hui encore, l'un de leurs chefs de file, en l'occurrence le Mexique, accuse les puissances nucléaires de n'avoir pas rempli leur part du contrat et dénonce la prolifération verticale . Là encore, la France, susceptible d'être montrée du doigt, a cherché à se dédouaner. Ses diplomates à Genève rappellent que Paris a démantelé ses bombes AN52 (9), éliminé ses Pluton et retiré ses missiles Hadès. Mais ce catalogue de mesures est bien pauvre au regard des futurs programmes, dont le lancement de la nouvelle génération de sous-marins nucléaires, qui annoncent, selon M. François Mitterrand, une ère nouvelle dans l'armement atomique français (10) , le tout récent tir du missile M-45 par le sous-marin (SNLE) le Triomphant, sans compter le projet de missile M-5, qui est compromis. Les Etats-Unis qui démantèlent plus de 2 000 têtes nucléaires par an, fait désormais pression sur la France pour qu'elle en fasse davantage.
Les négociateurs français ont beau jeu de rappeler que le TNP n'est pas un traité de désarmement ; mais ce constat leur ôte un argument de poids sur la validité de la permanence qu'ils défendent par ailleurs. Force est de constater que la France, dont le discours pacifiste excluait rarement une certaine compassion, voire une complicité, à l'égard des petits (11), s'est donné un brevet de respectabilité en signant le TNP. Elle se targue même d'être une championne en matière de non-prolifération . Mais, au moment où les experts américains, rivés sur un possible traité START III, fixent la barre du minimum nucléaire à 200 têtes seulement (12), la France devra tôt ou tard, avec un arsenal équivalent à 500 têtes, faire des concessions plus sérieuses. L'idée de négocier, dès cette année, l'élimination conjointe d'un millier de têtes nucléaires largables par avion et de l'armement nucléaire tactique français fait son chemin outre-Atlantique (13). La question de l'avenir de la dissuasion française sera posée, quel que soit le résultat des négociations à New York murmure-t-on dans l'entourage du ministre de la défense.
B.C. in 'Monde Diplomatique', avril 1995
Notes
(1) Plan de maîtrise des armements et de désarmement, Paris, 3 juin 1991, cf. Documents d'actualité internationale, no 14, 15 juillet 1991.
(2) Cf. René Galy-Dejean, La simulation des essais nucléaires, 15 décembre 1993. Le rappor conclut la mission d'information créée le 28 octobre 1993 par la commission de défense de l'Assemblée nationale. Les conclusions de la commission des experts nommés par le Premier Ministre six mois auparavant n'ont jamais été rendues publiques.
(3) 'Les États-Unis sont prêts à accepter une convention qui ne serait signée ni par l'Inde ni par le Pakistan' , a déclaré le directeur scientifique et des transferts sensibles du secrétariat général de la défense nationale, M. Michel Ferrier, dans une intervention au colloque organisé conjointement par le Centre d'études et de réflexion et la Fondation pour les études de défense, les 10 et 11 février 1995, à Chantilly.
(4) Dès octobre 1991, le président de l'Union soviétique annonçait un moratoire d'un an sur les essais nucléaires ; celui-ci devait être reconduit par M. Boris Eltsine.
(5) Selon une dépêche de l'agence Reuter du 13 février 1995, la France se préparerait à une reprise des essais à Moruroa. C'est ce qui ressortait des entretiens que M. Richard Garwin, vice-président de la Fédération des scientifiques américains a eus, en novembre 1994, avec de hauts responsables français, dont le directeur des applications militaires du Commissariat à l'énergie atomique (DAM-CEA), M. Jacques Bouchard.Dans sa déclaration de politique étrangère du 16 mars, M. Jacques Chirac n'a pas exclu une reprise des essais s'il était élu en mai.
(6) Robert Grant, Paris Sees US as Ally in Counterproliferation Effort , International Defense Review, no 10, 1994.
(7) Cf. Hans Kristensen et Joshua Handler, Changing Targets : Nuclear Doctrine from the Cold War to the Third World, Greenpeace International, 26 janvier 1995.
(8) Le TNP autorise 5 puissances nucléaires à mettre leurs installations nucléaires militaires à l'abri des contrôles de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA).
(9) Il s'agit des bombes nucléaires obsolètes transportées par les Mirage IV, les Jaguar et les Mirage III. Les opérations de démantèlement sont suspendues pour raisons financières selon 'Air et Cosmos' , Libération, 9 mars 1993.
(10) Jeudi 5 mai 1994, service de presse de la Présidence de la République.
(11) Cf. Pierre Péan, Les Deux Bombes, Fayard, Paris, 1982, et général P.M. Gallois, Les Paradoxes de la paix, Presses du temps présent, Paris, 1967.
(12) Lire le rapport du Center for Strategic and International Studies, Towards a Nuclear Peace : the Future of Nuclear Weapons in US Foreign and Defense Policy , De Defensa et Eurostratégie, 10 septembre 1993.
(13) Voir l'étude du Massachusetts Institute of Technology (MIT), De Defensa et Eurostratégie, 10 mai 1994.