La Belgique (1992), les Pays-Bas (1996), le Portugal en 1999, l'Italie en 2005, la France, l’Espagne (2011), l'Allemagne, ont renoncé à l’armée de conscription en imitant les Britanniques qui se sont convertis à l’armée de métier dès 1957 puis en 1963 ; et les Etats-Unis ont préféré s'y résoudre après la guerre du Vietnam…Mais la Suisse, l’Autriche, le Danemark, la Finlande, la Norvège, (avec une durée de service unisexe de 12 mois), tiennent bon. La Suède qui avait abandonné la conscription en 2010, y revient. Même si les armées mercenaires ont précédé les armées de conscription, nul n’est obligé de croire que ceci s’inscrit dans la marche de l’histoire, que la professionnalisation est un gage de modernité, sauf De Gaulle bien sûr, mais son livre ‘Vers une armée de métier’ date de …1934.
Le vertige de la modernité
Dans ce genre de débat, les 'pour’ et les 'contre' se renvoient la balle comme les ayatollahs du nucléaire et leurs détracteurs : 'Quoi ?! Alors, vous voulez vous éclairer à la bougie ?!' L'argument ici n'est pas très convaincant, lorsqu'il est avancé par des gens qui affirment sans rire que l'armée de métier s'impose puisque 'l'unité nationale et linguistique de notre pays est désormais établie' (!). Les habitants des confettis de l'Empire, les Corses, les jeunes du 93 et bien d'autres ne sont pas forcément apaisés. Hélas, trois fois hélas, l’argument de la modernité qui fait bondir les écolos quand il s'agit d'autoroutes, de tunnels, de canaux ou de centrales nucléaires, est accueilli avec un certain fatalisme lorsqu'il s’agit de l’armée.
Le temps requis pour une formation
Lorsqu'il est question de la formation des troupes, les évaluations sur la durée de service 'nécessaire' ont été cafouilleuses, et plutôt élastiques. Il suffit de regarder au-delà de la ligne (bleue) des Vosges : quatre ans pour les Chinois, réduit depuis à 2 ans, dix mois en Allemagne (jusqu’à 2011), neuf mois au Portugal. Afin de mieux relativiser les chiffres, il faut rappeler que le service, en France, durait 3 ans en 1914, 2 ans en 1935. Dans un livre écrit avec Chevènement, Pierre Messmer prétendait en 1977 (cf. Le service militaire – face à face – Balland, Paris, 1977) que 18 mois de service constituaient la limite en dessous de laquelle ce n'était pas sérieux. Et si c’était 10 mois ? A en croire le rapporteur Balkany (Rapport d'information n° 2587, Assemblée Nationale 'Le coût de la conscription et de l'armée de métier', ) la réduction à dix mois de la durée de service national ‘a(vait) réduit très fortement sa valeur opérationnelle, sans doute au-delà du raisonnable...’
Les pseudo-impératifs économiques
Parlons chiffres, parlons soldes. Le choix du gouvernement suédois ne va pas plomber les finances du pays. Si tous les pays contaminés par la professionnalisation ont dû songer à la masse salariale, c’est bien parce que les rémunérations pratiquées dans le civil ont influé sur le traitement des pros. Eh oui, contrairement à la légende, ce n’est pas parce que vous réduisez le nombre de soldats que la part du budget qui leur est consacré diminue. C’est même l’inverse. Des personnalités bien informées comme Pierre Messmer ont bien démontré, à l’époque, que la conscription avait au moins l’avantage d’être la solution la moins onéreuse. D'ailleurs, en guise d'exemple, selon une étude conjointe des universités de Londres et de Grenoble de 1996 (donc avant la fin de la conscription en France qui date de 2001), la dépense salariale britannique était supérieure de 60 % à la dépense française.
Le prétexte du nouveau contexte géopolitique
On nous a aussi expliqué que la professionnalisation correspondait à une tendance lourde de réductions des efforts de défense, consécutive à la fin de la guerre froide. Puis, voyant que les dividendes de paix sont partis en fumée, on nous a dit que la mise au pas de professionnels traduisait une évolution 'normale' au regard des menaces nouvelles. Mais, on marche à contretemps. C’est durant la guerre froide qu’il fallait disposer d’une armée de professionnels, et non pas après ! Un dispositif à la suédoise appliqué à la France pourrait contrer cette focalisation sur la 'projection de force' et la 'projection de puissance' ; le meilleur moyen de tourner le dos à une 'nouvelle' posture offensive selon laquelle notre première ligne de défense se trouverait désormais hors d'Europe, sur des théâtres bien éloignés du territoire national.
Les événements du 11 septembre 2001 ont-ils infirmé cette thèse ? Pas du tout ! Les appelés seraient capables, par un dispositif de défense territoriale, à la fois de contrer des attaques terroristes sur des sites chimiques ou des installations nucléaires ; ils pourraient mener des opérations de sécurité écologique, y compris celles qui relèvent de la protection civile, dont les opérations de prévention qu'on pourrait dénommer 'maintien de l'ordre écologique'. Cette participation citoyenne sera-t-elle interprétée comme une militarisation de la société ? Ce débat est inévitable, mais ceci aurait d'abord comme atout de réveiller un esprit de défense qui s'est plutôt émoussé au fil des décennies. Surtout en raison de la 'force de frappe'. Eh oui, qu'on s'en félicite ou qu'on s'en plaigne, la monarchie nucléaire a en quelque sorte labouré le terrain de la professionnalisation. L'aventure nucléaire – y compris son parcours clandestin – a désapproprié les citoyens de leur outil de défense (cf. Franco Fornari), infantilisé un peuple qui estime – à tort ou à raison – que les questions de défense lui échappent et qu'il peut donc s'en détacher, s'en abstraire. Cette attitude qui frise l'irresponsabilité civique vient conforter la conception de l'auteur de 'Vers l'Armée de Métier', pour qui 'la défense n'est plus l'affaire de tous' Le ‘rendez-vous des citoyens’ ne fait qu'avaliser le divorce nation/armée et l'entériner. A qui la faute ? L'absence de vigilance de la part de nos élus (sauf pour l’avenir de l’île de Tromelin) est proportionnelle au désintérêt de la nation à l'égard de son appareil de défense.
OTAN en emporte ...le citoyen
Petit rappel et mise en perspective : la remise en question du service militaire est intervenue au moment où Paris a amorcé un virage vis-à-vis de l'OTAN et scellé la réintégration de la France dans toutes les instances militaires de l'Alliance atlantique. Simple coïncidence du calendrier ? Ce virage a peut-être échappé à certains observateurs, pour la simple raison que ce sont les 'Gaullistes' qui en ont été les artisans et les promoteurs, une famille politique qui s'est soudée autour du mythe de la bombe édifiée à la barbe des Américains. Un mythe, oui, puisque ce sont des responsables du SACEUR qui ont demandé au général PM Gallois de plaider la cause du nucléaire auprès des hommes politiques de la IVème République. L'alignement français (des néo-gaullistes comme des socialistes) sur l'OTAN a été brillamment justifié par Charles Millon, ministre de la Défense. Lors d’un discours le 13 mars 1996, il déclare : ‘c'est la force nucléaire française qui demeure le seul lien politique entre la stratégie de dissuasion américaine globale et sa projection sur le continent européen’. Entre temps, experts, stratèges et hommes politiques pavoisent à l'idée que l'OTAN reconnaisse une 'identité européenne en matière de défense', même si ce concept fut défini par J.F. Kennedy il y a ...plus de 50 ans ! Au pays de la pensée stratégique unique, le ridicule ne tue pas.
Le fantasme du 'directoire de l'OTAN'
La restructuration des forces avec la professionnalisation des armées fut un moyen parmi d'autres pour permettre à la France de marchander un peu mieux sa place au sein de l'OTAN. Jacques Chirac, en annonçant 'sa' réforme, en cherchant à la justifier, s'est référé à plusieurs reprises à l'armée professionnelle britannique et à ses exploits durant l'opération 'Desert Storm' ou 'Tempête du Désert'. Calquer l'institution militaire française sur le modèle britannique, c'était donner plus de chances à la coopération nucléaire entre Paris et Londres, deux puissances moyennes – membres du Conseil de Sécurité de l'ONU, membres du G8 – qui ont toutes deux abandonné la triade nucléaire et lancé de nouveaux programmes pour renouveler leurs arsenaux respectifs. Via ce rapprochement, le président Chirac visait en réalité à réussir là où De Gaulle devait échouer avec son fameux 'Memorandum de 58' en vue d'un directoire à trois (États-Unis, Grande-Bretagne, France). Sauf que ..la situation géopolitique n'est plus ce qu'elle était en 1958 et l'Amérique n'a plus besoin de la France (ni de personne) comme interlocuteur privilégié pour traiter des affaires du monde ou faire contrepoids à quelque puissance de l'Est.
La vocation de gendarme régional ?
La professionnalisation est-elle une condition à remplir pour s'assurer un certain rôle dans le concert des nations ? ‘La France fait partie des quelques pays qui peuvent avoir une action sur la stabilité dans le monde', peut-on lire dans le Livre Blanc. Au-delà de l’alibi européen, on peut se demander si la professionnalisation ne va pas inaugurer le stade suprême d'une défense anti-populaire à l'échelle européenne. Les unités multinationales, tant vantées par les amoureux de la PESC et adeptes de feu l’UEO, bref, de l''Europe à géométrie-OTAN-variable' pourront aussi jouer un rôle dans le maintien d'un certain ordre intérieur. Une idée qui aurait fait plaisir à Charles de Gaulle. Il écrivit, toujours dans ‘Vers l’armée de métier’ : ‘La France n'a cessé de préconiser la formation d'une police internationale par le moyen de contingents de divers États. Or, cette force publique, de quoi serait-elle composée, sinon de professionnels ?‘
De la myopie d'un certain pacifisme
C'est curieux de voir jusqu'à quel point le monopole de la fonction militaire entre les mains de professionnels ne suscite pas davantage de réprobation ! Si les antimilitaristes étaient un peu plus cohérents, ils seraient les meilleurs avocats du système de conscription. Après tout, une institution regorgeant des fantassins mal entraînés, suffisamment dégoûtés par la vie des casernes, n'est-ce pas la meilleure parade pour contrarier les objectifs, dérives ou délires d'officiers trop zélés prêts à en découdre sous toutes les latitudes ? Si des amateurs intermittents d'une armée moins 'pro' risquent davantage de freiner les ardeurs sur les champs de bataille, si la non-efficacité comporte l'avantage de pousser les dirigeants à entrevoir d'autres options que la confrontation, rien de plus logique que de militer en faveur d'un retour au service militaire plus ou moins aménagé ! En tout cas, les objectifs de paix seraient plus facilement défendus (à défaut d'être atteints) dans le cas où les militaires accompliraient leurs missions sans être dispensés de rendre des comptes à la Nation.
EPILOGUE
Tout a été entrepris pour que le service militaire obligatoire soit rétabli 'en cas de besoin'(?) et certains insistent en disant que le principe de la conscription n'a pas été supprimé mais 'suspendu'. C'est d'ailleurs ce qui s'est passé aux États-Unis, dès 1980, avec le recensement.
Mais derrière la question du service militaire se profile celle des options stratégiques, la question des alliances, et bien sûr, la question de la démocratie. L'Etat social et politique d'une nation est toujours en rapport avec la nature et la composition des armées. C'est en fonction d'elles que l'Etat définit ses priorités dans la 'gestion' de la population civile ; et le recrutement de ceux qui sont chargés du maniement des armes se fait en fonction des options en matière de défense. Selon l'idée que l'on a du type de société à réaliser, on penche vers telle ou telle option en matière de défense.
B.C.
voir aussi conférence à Paris-Censier organisée par Les Amis de Tribune Socialiste, ‘les Samedis TREMA' sous le titre 'le service national en question'.