Tandis que les indicateurs du bio français sont passés au vert, les indicateurs du dérèglement géopolitique sont au rouge. Et alors ? Quel rapport ? En quoi le traitement de notre terre nourricière (1) peut-il intéresser la polémologie ?
A l’heure où le monde va mal, la quête d’une alimentation de qualité dépasse notre souci (légitime) de sauvegarder notre ‘petite santé’. Dans une vision plus large, cette quête rejoint celle de résister au n’importe-quoi que propose une société branchée sur le quantitatif, refuser de se conduire en prédateur, penser à ce que nous pouvons apprendre de la nature plutôt qu’à lui prendre (Janine Benyus), sauvegarder ce qui doit l'être en sacralisant le durable, avec sobriété, miser sur l'altérité, bref, poser un regard pacifié/pacifiste sur le monde.
Si les partisans de l’agro-écologie, de la bio ou de la permaculture omettent de recourir à l’argument pacifiste pour valoriser leur cause, nul ne peut ignorer que l’agro-industrie et la malbouffe - leurs contraires ! - incarnent la maltraitance et violence des corps, le mépris des sols et de l’autre, l’indifférence à l’égard de la planète. Etre branché sur l'agroécologie, c’est tenter d’entretenir un rapport au monde qui soit plus harmonieux, moins belliqueux, moins destructeur pour soi et pour les autres.
Dans un livre paru (aux éditions Yves Michel fin 2014 et qui met en relief les passerelles et abîmes (connues et méconnues) entre pacifistes et écolos, je mentionne (aussi) le parcours de personnalités tel celui de l’agronome René Dumont. Il a eu l’humanité de railler les idées reçues sur les mauvaises herbes (2), de dénoncer le gaspillage alimentaire qui représente près du tiers de la production mondiale de nourriture, sans zapper le gaspillage du matériel kaki (aussi sur le plan énergétique), de ‘raccrocher les wagons’ entre l’exigence de la décroissance et la décroissance militaire, déchets compris. Cette grille de lecture n’est pas le fruit d’une déformation professionnelle d’un observateur qui fréquente les Salons de l’armement comme d’autres slaloment entre les rayons des supermarchés low cost. En jetant un regard critique sur la façon dont les sols et sous-sols sont accaparés et bousillés par les manœuvres et autres retombées des opérations de guerres, cibler l’agriculture productiviste s’impose. Pourquoi ? Parce que les pesticides de la révolution verte sont issus de la reconversion des armes chimiques ; parce que les tracteurs ont succédé aux chars (sauf le T34 soviétique conçu à l’usine des tracteurs de Stalingrad). Eh oui, la motorisation, la mécanisation en vue de la consommation de masse via le recours aux grandes surfaces ne sont pas dissociables de la militarisation rampante de nos sociétés, celles qui ont imposé la modernité dont la révolution technologique (3) avec des armes de destruction massive ! Même si c’est indigeste pour les neurones, il n’est pas exagéré d’établir un parallèle entre les excès de l’agriculture intensive et la surconsommation dans le business de l’armement (non tenu au ‘circuit court’) ; un business dans le secteur du mal-être, (P. Viveret) qui brade ses missiles auto-guidés dénommés fire and forget par exemple ; un business au sein duquel le mot d’ordre ‘à consommer avec modération’ est aussi incongru qu’un menu bio prescrit par le ministère de la Défense au mess des officiers. En réalité, promouvoir l’exploitation de fermes des mille vaches et mettre à l’eau un sous-marin embarquant 16 missiles pour faire gicler 96 ogives nucléaires procède d’une logique assez similaire. Dans certains abattages comme dans les tentatives de sabotage météorologique, les recherches sur les robots-tueurs, la géo-ingéniérie, etc., le dénominateur commun se situe dans le hors-limite, ce qui viole les enseignements de la nature et flingue une certaine idée de nos civilisations (4). Des dérapages dans le domaine de la malbouffe, avec un nombre d’obèses qui dépasse celui des affamés, jusqu’aux suicides chez les agriculteurs qui dépasse celui des engagés victimes du syndrome post-traumatique, les dégâts nous renvoient à la fois aux destructions occasionnées par le recours aux armes et au manque de politiques de prévention, y compris vis-à-vis de cette maladie qu’est la guerre (5). Ces conflits armés, que la FAO considère comme la cause principale des crises alimentaires dans le monde. Bref, si l’agroécologie n’a jamais tué personne, l’agriculture intensive…peut-elle en dire autant ?
L’enfer a toujours été mieux décrit que le paradis, certes ; il n’en demeure pas moins que les collectivités territoriales soucieuses de sauvegarder la biodiversité et la qualité de vie dans nos campagnes et nos villes existent. Parmi elles, les communes qui s’affichent ‘sans OGM’. Ou encore les ‘slow cities’, ce réseau né dans les années 90 qui a pour origine le refus d’une bourgade italienne de se voir imposer l’installation d’un McDo pour des consommateurs qui se baffrent, victimes de ce que Paul Virilio qualifie de ‘dictature de la vitesse’. Ce mouvement a tracé son sillon en propageant le concept : ‘slow food’. Le précurseur ? Carlo Petrini, un monsieur qui a su lier gastronomie à la biodiversité, au respect des écosystèmes et à la justice sociale. Si on lui doit la préface de ‘Laudato Si’ pour une version en italien, il est surtout connu pour organiser chaque année (à Turin) des salons où se côtoient et dialoguent de petits producteurs, ceux qui produisent 70% de la nourriture sur 25 % des terres cultivables de la planète. En mettant autour d’une même table agriculteurs de Palestine et d’Israël, Syriens attablés aux côtés de Turcs et Kurdes, il en profite pour vanter un ‘bon modèle agricole’ sans quoi, dit-il, ‘il ne peut pas y avoir de paix à travers le monde’.
Reste à savoir pourquoi ces diverses collectivités dont les ‘slow cities’ ne constituent-elles pas un front commun pour réclamer de la nourriture bio dans les cantines scolaires ? Pour intégrer l’apprentissage d’une culture alimentaire au cursus scolaire ? Ou pour faire alliance avec le réseau des villes et communes pour la paix ? (Association Française des Communes, Départements et Régions pour la Paix, branche française de la Conférence mondiale des maires pour la paix à travers la solidarité inter-cités. Un réseau qui regroupe plus de 3.000 villes membres dans 134 pays).
Que ce cloisonnement relève de l’exception française est une maigre consolation.
B.C. in 'Nature et Progrès'
Notes
(1) La Journée de la Terre nourricière a coïncidé avec la cérémonie de signature de l’Accord de Paris sur les changements climatiques.
(2) 'Une mauvaise herbe est une herbe dont on n’a pas reconnu encore les vertus' disait le philosophe et poète Ralph Wado, qui prononça l’éloge funèbre du pacifiste Henry David Thoreau.
(3) La formule est du quotidien ‘Le Monde’ au lendemain de l’explosion de la bombe atomique d’Hiroshima.
(4) 'Une société moderne montre son degré de civilisation à sa capacité à se fixer des limites' écrivit Castoriadis.
(5) Cf. Krieg als Krankheit (la guerre en tant que maladie) est le titre de l’ouvrage du pédiatre originaire de Bohême, Emil Flusser. Sorti en 1932, préfacé par Albert Einstein, il été brûlé par les nazis qui ont expédié l’auteur et sa famille dans les camps. Six exemplaires ont échappé aux flammes.