Proliférations nucléaires

Les bluffs de la diplomatie atomique


Il faudrait laisser l'atome aux nations sages,
comme ces deux grandes puissances que sont les Etats-Unis et l'U.R.S.S.,
qui nous ont déjà montré, au Vietnam, au Chili, à Saint-Domingue,
à Prague, à Budapest et ailleurs,
qu'elles savaient se passer de l'armement nucléaire
Bernard Chapuis

arsenaux-2013Jusqu'à nouvel ordre, nouvel ordre mondial compris, ce sont les armes nucléaires, avec les vecteurs appropriés, missiles ou sous-marins - et non les armes chimiques et biologiques - qui déterminent la hiérarchie des Etats sur l'échiquier international. C'est probablement pourquoi les accords internationaux d'armement nucléaire se font si rares et pourquoi les négociations sur la prolifération piétinent. Les armes nucléaires ne sont pas seulement les plus difficiles mettre hors d'état d'alerte, à démanteler, détruire, mettre hors d'état de nuire. Leur élimination n'est pas prévue au programme de la diplomatie atomique, et toutes les contorsions pour désarmer visent, paradoxalement, à leur garantir une survie.

L'interdiction des essais: un pacte avec le diable

Si l'on a arrêté les essais atmosphériques, ce n'est pas pour des raisons d'ordre écologique, mais parce qu'on s'est rendu compte que les essais n'étaient pas très efficaces d'un point de vue militaire. En effet, une explosion à 100 ou 400 km d'altitude, - même avec une bombe ne dépassant pas la mégatonne - provoquerait la destruction de pratiquement la totalité des satellites, y compris militaires, paralyserait plus de la moitié des systèmes électriques et électroniques pendant plusieurs jours sur la moitié de la planète, et perturberait une grande partie du trafic aéronautique civil, pour ne pas parler du 'crash' de certains avions, dont les calculateurs seraient incapables de supporter une telle impulsion.
Connu sous son sigle anglo-saxon, le CTBT est censé couvrir tous les essais, qu'ils soient atmosphériques ou souterrains. Ce Traité a fait l'objet de décennies de discussions et tractations et les négociateurs ont dû concilier l'inconciliable : satisfaire à la fois les intérêts des hommes politiques, les exigences des pro-nucléaires qui privilégient les atouts de leurs laboratoires, les condamnations des opinions publiques, les conseils de la communauté scientifique. Si le CTBT n'est toujours pas entré en vigueur, ce n'est pas seulement à cause du blocage du Sénat américain ou du groupe de pression des laboratoires comme Los Alamos. Il ne pourra l'être qu'à la condition expresse que 44 Etats - dont l'Inde qui s'y refuse - s'accordent pour le ratifier. En ce sens, le CTBT risque, lui aussi, de rejoindre le catalogue des pactes de bonne intention.

 

L'histoire de l'arrêt des essais nucléaires

Depuis le début des années 50, que de tentatives pour reporter l'entrée en vigueur de ce traité, que d'astuces pour le rendre inapplicable ! Que d'énergie dépensée depuis que le Premier ministre Indien Nehru, alors à l'avant-garde du mouvement des non-alignés, proposa d'en faire son cheval de bataille dès avril 1954. A cette époque, il a demandé au Dr. Albert Schweitzer de lancer un appel depuis le Gabon pour réclamer l'arrêt des essais nucléaires. Cet appel sera retransmis dans cinquante pays du globe. La proposition de Nehru s'est heurtée alors à l'hostilité de Moscou. Les Soviétiques lui dirent "niet" car selon eux, cette interdiction avantagerait les Etats-Unis, qui disposaient dans le domaine d'une certaine avance. L'URSS se serait figée dans une situation d'infériorité inacceptable. Quelques années plus tard, entre 1953 et 1955, ce sera au tour des Américains de rechigner à se soumettre à un accord, car ils estimaient que les Russes pourraient ainsi leur damer le pion.
Le traité sur l'interdiction des essais nucléaires ou CTBT est toujours en suspens. Les raisons de ces blocages sont multiples.
1) Les puissances moyennes, comme la France, font comme si le monde n'avait pas changé depuis la guerre froide. Le seul programme de désarmement des responsables français remonte 1991. Ce document qui insiste 1) sur le déséquilibre Est-Ouest sur le plan conventionnel en faveur de l'Est (sic), 2) sur le décalage trop grand entre son arsenal et celui des "Grands", est d'autant plus dépassé qu'il affirme aussi que le Traité ABM est la pierre angulaire de la maîtrise des armements. (un argument qui sera repris plus tard par les pacifistes !)
2) La comptabilité nucléaire est impitoyable. Que ce soit sur missiles, bombardiers ou sous-marins, l'arsenal des Etats-Unis comprend aujourd'hui plus de 7.500 têtes nucléaires. En face, l'arsenal russe peut exhiber 6.500 têtes environ. Mais puisque le jeu consiste à égaler l'adversaire dans toutes les catégories, et puisque tout cow-boy ne se hasarderait pas à manquer de cartouches, des milliers de têtes nucléaires "tactiques" sont gardées "sous le coude". Donc, d'ici 2007, même en supposant que les nouveaux accords de limitation soient ratifiés et respectés, Russes et Américains détiendront encore, selon les dernières prévisions, juste ...de quoi s'anéantir plusieurs fois et d'empêcher quiconque de prendre le désarmement au sérieux.
3) Les pays occidentaux, qui prétendent avoir adopté une logique de 'dissuasion minimale', ne sont pas enclins à poursuivre la réduction de leurs arsenaux nucléaires dans le contexte d'une nucléarisation accrue de l'Asie.
4) Les Etats dits proliférants sont un épouvantail qui permet de légitimer la poursuite de tous les programmes nucléaires de ceux qui ´'en possèdent déjà'.
Le combat engagé contre la prolifération horizontale va donc amener les "Grands" à renvoyer aux calendes grecques les engagements de l'article VI du TNP. Pour ne pas renoncer à leur avantage, les Etats nucléaires trouveront toujours les arguments appropriés. A tous ceux qui mettent en avant les obligations et devoirs des puissances nucléaires relatives au désarmement, la riposte est toute trouvée : le désarmement des "Grands" n'aurait aucun impact sur la volonté des "proliférateurs", c'est-à-dire les (petits) Etats scélérats ou Rogue States. Selon cette théorie, ces derniers ne chercheraient pas à se mesurer aux membres autoproclamés du "club atomique" ; ils veulent tout simplement se protéger de leurs voisins (sic). Bref, la vertu de l'exemple n'a pas lieu d'être. Cet argument, qui revient aujourd'hui, a déjà servi. En effet, dans les années 60, le ministre français de la Défense déclarait : "Est ce que vous croyez vraiment que la renonciation de la France à sa force (de frappe) serait suffisante pour que les Chinois décident tout à coup de renoncer à leur propre force ?". Trente ans plus tard, Thérèse Delpech conseillère de la délégation française à la Conférence de prorogation du TNP, a repris le flambeau en écrivant : "On ne voit guère les effets sur la Corée du Nord ou sur l'Irak des traités conclus entre les Etats-Unis et la Russie, encore moins des mesures de désarmement unilatérales du Royaume-Uni ou de la France".
5)La miniaturisation des têtes nucléaires, ou "mini-nukes", risque de redonner aux adeptes du nucléaire l'envie de ne pas exclure automatiquement cette arme de la panoplie du ´'champ de bataille'. Alors, face à ces fluctuations qui pourraient remettre en cause le Yalta nucléaire, les puissances nucléaires estiment de plus en plus que le désarmement nucléaire n'est plus une priorité.
Les puissances nucléaires déclarées (ou Nuclear Weapons States) semblent oublier que le degré d'acceptabilité du statut non-nucléaire des autres, de la majorité des Etats, dépend de la dimension du stock d'armes nucléaires détenu par les Cinq (ou les sept ou huit). Il suffit de se rappeler que tous ceux qui ont refusé de signer le TNP, - dont la France - ont justifié ce refus par l'asymétrie, non seulement des obligations mais de la puissance. Plus cette asymétrie sera réduite, plus un régime de non-prolifération, aussi contestable soit-il, peut être acceptable, du moins tolérable. Quelle que soit la valeur qu'on accorde aux compromis russo-américain de mai 2002 , avec des résultats prévus pour 2012, y compris des armes nucléaires non détruites mais "mises hors service" , la tendance générale contrarie cette dynamique. Les puissances nucléaires font valoir que leurs arsenaux nucléaires ne devraient pas descendre en dessous d'un certain seuil, faute de quoi elles banaliseraient l'atome et dévaloriseraient leur statut, et pire encore, rendraient la nucléarisation plus attrayante pour les petites puissances ! Il faut marquer la différence. Autrement dit, le pouvoir "égalisateur de l'atome" ne doit pas trop égaliser. Les pays dits du "seuil" ne doivent surtout pas s'imaginer que le "saut" est aisément franchissable. Il vaudrait mieux, au vu d'un rapport de forces de ce type, que les petits renoncent à une course qui semble perdue d'avance. Pour appuyer cette argumentation, les avocats du décalage entre petits et grands font référence à l'aventure nucléaire suédoise : les autorités de Stockholm auraient renoncé à leur arsenal nucléaire dans les années 80 car rien ne permettait de penser que cet arsenal pourrait faire contrepoids à l'arsenal de l'ennemi désigné, l'Union soviétique.
La léthargie passée de la Conférence du Désarmement à Genève lui donne-t-elle encore quelques prérogatives pour les années à venir ? Tout accord qui devrait s'y négocier comme celui sur les essais nucléaires ou sur la militarisation de l'espace, ou encore les négociations sur les matières fissiles, (le cut-off) se trouve dans une impasse. Les 66 membres de cette instance onusienne, dont le nombre ne dépassait pas 18 représentants il y a trente ans (2002-30), ne parviennent pas à se mettre d'accord sur les priorités, donc, sur la marche à suivre. Pour l'instant, les Etats nucléaires de facto (exceptée la Chine), refusent tout simplement qu'un lien soit établi entre ces différents dossiers. Cela s'apparente étrangement à l'invective "ne confondez pas tout !" adressée aux Etats arabes lorsque ceux-ci ont mis en avant l'armement nucléaire israélien pour refuser de s'engager dans l'interdiction de l'arme chimique.
Tout ceci n'a pas contribué à rehausser la crédibilité de cette institution onusienne. A l'Assemblée générale de l'ONU précisément, une majorité a tenté de faire du "forcing". Le 13 octobre 1999, une résolution intitulée "Vers un monde libéré des armes nucléaires : la nécessité d'un "nouveau calendrier" a été approuvée par 90 Etats. Mais le nouveau calendrier n'a pas reçu l'aval des principaux intéressés. Pourtant, il ne s'agissait que d'une résolution et peu compromettante pour l'Etat qui l'aurait approuvé. En outre, elle était suffisamment ambigüe dans sa formulation pour être bafouée en fonction de l'interprétation que l'on pouvait en faire. 37 Etats se sont abstenus. 13 ont voté contre, dont la France, Israël, l'Inde, le Pakistan, la Fédération de Russie, le Royaume-Uni et les Etats-Unis ! Le désarmement a donc été prié de patienter. Une fois encore, les Etats nucléaires n'ont pas l'intention de donner l'exemple.

Les échappatoires

ONU MAIN BUILDING NEWYORKLe CTBT visait officiellement - et vise toujours – à empêcher les Etats nucléaires de développer de nouvelles armes. Mais le problème résidait ailleurs, ont estimé les Français : en visant surtout à empêcher les candidats au "club nucléaire" d'expérimenter leur armement, il n'interdit pas seulement de vérifier la fiabilité de leurs armements ; il a pour effet secondaire de maintenir les candidats potentiels dans la catégorie des clandestins. En outre, on jugeait que l'interdit risquait d'être bravé par ceux-là mêmes qui étaient parvenus - comme Israël et l'Afrique du Sud par exemple - à tromper la vigilance de l'AIEA, seule habilitée par l'ONU à rassembler toutes les informations en provenance des 321 stations prévues pour détecter les essais à venir.
Même s'il parvenait à entrer en vigueur, le CTBT n'aurait pu résoudre le problème du décalage entre puissances. Tandis qu'on planifiait d'interdire la pratique des expérimentations à tous les Etats, - d'où son caractère "universel"- , les Etats nucléaires se sont octroyés la possibilité de se maintenir dans la course avec des "essais à froid", c'est-à-dire des simulations en laboratoire. L'Amérique a procédé à ce type de mini-essais ou essais virtuels dans le désert du Nevada. Le ministère de l'Energie atomique russe, Minatom, a utilisé le polygone de Novaya Zemlya. "L'explosion ne provoque pas de réaction en chaîne, c'est pourquoi il ne s'agit pas d'explosion nucléaire" ont expliqué les responsables russes. Sous-entendu : nos essais ne violent pas le CTBT que Moscou a d'ailleurs ratifié en mai 2000. Quant à la France, en collaboration avec les Etats-Unis, et grâce à la fourniture d'ordinateurs américains au Barp, non loin de Bordeaux, elle s'est préparée à la simulation, dans le cadre du projet PALEN, en expliquant que le projet aura de nombreuses retombées civiles et pourrait se mettre au service de la science . Simuler, simuler, il en restera toujours quelque chose...
Ce traité soulève trop d'objections, c'est un fait. Le plus grave concerne surtout les "échappatoires", c'est-à-dire les possibilités qu'il laisse à chacun de se prémunir contre tout engagement trop contraignant. La Chine a fait savoir dès 1996 qu'elle s'imposait un moratoire pour une durée de dix ans ; le Sénat américain tergiverse toujours et tarde à ratifier. Les Etats-Unis entendent se garder une porte de sortie. Ils ont annexé au traité d'interdiction une clause leur permettant de le dénoncer si leurs "intérêts vitaux" venaient à l'exiger. Ainsi, pour n'indisposer personne, l'article IX autorise tout Etat à se désister si "des évènements extrêmes ont compromis ses intérêts vitaux". C'est d'ailleurs la faille inhérente à tous les accords - dont START - leur caractère provisoire avec la fameuse clause de dénonciation. Dès lors, on comprend mieux pourquoi les Etats nucléaires comme les Etats-Unis, la Chine et la Russie n'ont pas fermé leurs sites d'expérimentation. L'administration Bush pourrait-elle considérer une reprise de tests nucléaires dans un avenir prévisible ? A cette question d'un journaliste, le secrétaire d'Etat adjoint à la Défense Paul Wolfowitz a répondu ´: Cela dépend à quand vous situez l'avenir . Et pour cause : les armes nucléaires souffrent d'une lente détérioration de leur fiabilité et tous les 15 ou 20 ans, des essais s'imposent pour vérifier leur état. Or, les experts ne font pas confiance aux procédés de simulation. "Il peut y avoir des circonstances, si nous parlons de la question de la fiabilité des armements nucléaires, où les Etats-Unis devraient envisager de reprendre leurs essais a expliqué Paul Wolfowitz.
Les Etats nucléaires n'ont donc pas vraiment l'intention de désarmer ; ils affirment parfois que la modernisation de leurs arsenaux accroît les chances de négocier des accords de désarmement. "Négliger la modernisation de leurs armements dans la perspective d'accords de réduction diminuerait les chances de conclusion de tels accords en affaiblissant les raisons de négocier'", peut-on lire dans une déclaration de la politique de dissuasion des Etats-Unis. Quant aux Etats qui revendiquent des niveaux de "suffisance", leurs responsables précisent que le concept est ´dynamique. C'est la raison pour laquelle l'Inde se lance dans des programmes de sous-marins nucléaires.
Face à cette paralysie qui remonte à 1996, toutes les initiatives se sont heurtées aux pratiques consensuelles de la Conférence du Désarmement (CD). Le 11 juin 1998, l'Afrique du Sud, le Brésil, l'Egypte, l'Irlande, le Mexique, la Nouvelle-Zélande, la Slovénie et la Suède ont fait cause commune pour réclamer, par la voix de leurs ministres des Affaires Etrangères, une accélération du processus de désarmement, un projet connu sous l'appellation "NAC", - New Agenda Coalition ; il rejoint la position de la Commission de Canberra d'août 1996 , un groupe de réflexion mis en place par le gouvernement australien en août 1996, et composé de personnalités du monde scientifique, militaire et politique. Mais ceci n'a pas modifié l'attitude américaine. Selon le représentant des Etats-Unis à la CD, les exigences des Etats non nucléaires ne méritent pas d'être prises en compte puisqu'une "négociation sérieuse pour parvenir à un monde débarrassé des armes nucléaires est impossible dans un avenir prévisible".

Extraits de 'Le nucléaire dans tous ses Etats', chapitre 3, édition Alias, etc, BC, 2002