La conférence d'examen du TNP du 3 au 28 mai 2010 a pris fin. Une conférence onusienne de plus. Presque un non-événement. Le compromis qui a été arraché dans les derniers jours permet à chacun des participants de sauver la face, de pouvoir éventuellement se rassurer, de faire valoir ses talents de négociateur dans le cadre de la diplomatie atomique. Mais encore ?
Discuter de zones à dénucléariser
Parce que la question du port d'armes nucléaires plus ou moins légalisé est contestable au vu de l'article 9 (1), les Etats du Sud – qu'on dénomme encore souvent avec quelque nostalgie les 'non alignés' –ont exigé que le maillon faible du dispositif , soit la dénucléarisation du Moyen Orient soit une priorité. Un objectif déjà fixé en 1995, lors de l'extension indéfinie du TNP en 1995, suite à des pressions exercées par le Caire. D'où la promesse d'une conférence sur le sujet d'ici 2012. L'Occident, quitte à froisser Israël, a cédé sur ce point ; même si la Maison Blanche a tenu à rappeler dès le lendemain que les Etats-Unis ne voulaient guère 'stigmatiser' (sic) Israël (Le Monde 30-31 mai 2010).
Revoir les priorités et les boucs émissaires
Si Israël va ruer dans les brancards, fomenter de nouveaux clashs pour bouder la conférence de 2012 sur un Moyen-Orient dénucléarisé (un vœu exprimé par l'Egypte et l'Iran dès 1974), l'Iran s'est vue préservée du lynchage occidental,
ce qui explique aussi le recours précipité à de nouvelles sanctions votées à l'ONU le 9 juin. L'Iran, capable de démontrer l'incompétence de l'Agence Internationale de l'Energie Atomique (AIEA) en matière d'évaluation des risques, est sortie indemne de cette conférence d'examen. L'Occident a boycotté le discours du président iranien, des télévisions occidentales l'ont censuré, mais Téhéran fut la vedette et non pas le bouc émissaire. Avec un budget de défense de 6 milliards U$ (2) l''Iran d'Ahmadinejad enrichit son uranium, soit plus de 5kg d'Uranium 235 enrichi à 20 % depuis le mois d'avril 2010, si l'on en croit les experts de l'AIEA. Mieux encore, les dirigeants de Téhéran ont trouvé des relais à Brasilia et Ankara pour contourner les donneurs de leçons, tels les Français. Ces derniers, aussi mal conseillés qu'à la veille du sommet de Copenhague, ont (encore !) sous-estimé le ras-le-bol du Sud et les nouveaux contre-pouvoirs, en se focalisant sur l'Iran. Au Quai d'Orsay, ce sont des intérêts à court terme (règlements de compte datant du Shah puis Gordji, Georges Besse et Eurodif) qui placent l'Iran comme 'dossier prioritaire', plus important que le désarmement. les dirigeants à Paris semblent ne pas capter cette évidence selon laquelle le nucléaire israélien avéré (3) perturbe davantage que le nucléaire iranien (virtuel) ; quoi qu'il en soit, un enseignement de bonne conduite nucléaire dispensé par les Etats les plus nucléarisés est mal vécu, voire inacceptable. Cette évolution est perceptible partout, et les déclarations du Premier ministre turc Erdogan lors du Forum des civilisations à Rio (fin mai) le confirme. Ce rejet se retrouve aussi dans le discours – boycotté par l'Occident - d'Ahmadinejad à l'ONU : Selon un dicton iranien 'Un couteau ne peut jamais couper son manche'. S'attendre à ce que les plus gros vendeurs d'armes nucléaires surveillent le processus de désarmement est illogique.
Désarmer sans contrainte
En résumé, pour revenir au marathon onusien de New York, théâtralisé par Paris, les cinq Etats nucléaires ont fait mine de concéder beaucoup sur le Moyen-Orient. Pourquoi ? Pour bénéficier
d'une sorte de non-lieu, en dépit de leurs infractions répétées et durables en matière de prolifération verticale (sophistication de leur armement nucléaire), perçues par certains comme incitation indirecte au meurtre nucléaire. En échange de ce cadeau offert
à la diplomatie égyptienne et qui représente la rallonge d'une promesse faite par Washington il y a quinze ans (1995), les non-alignés ont accepté de se taire, de ne pas revendiquer haut et fort un calendrier contraignant
sur le désarmement nucléaire. Le chef de la délégation iranienne a déploré - de façon assez solitaire- que les non-alignés aient renoncé à réclamer la mention, dans le document
final, du principe d'une date-butoir en 2025 pour le désarmement total.
Les Cinq peuvent donc proclamer leur engagement à progresser dans la voie du désarmement nucléaire général (article 6 du TNP) ; c'est ce qu'ils ont déclaré en rejoignant
le TNP (4) ; c'est ce qu'ils ont l'intention de promettre dans les décennies à venir. Cela ne coûte pas cher. Derrière cette phraséologie à la Bisounours, le lecteur intelligent comprendra que les échéances
sont repoussées à la Saint-Glinglin. La répartition internationale de la menace de mort nucléaire n'est pas remise en cause. Comme dirait François Heisbourg, aujourd'hui expert auprès de la Fondation de Recherche Stratégique (FRS), pour qualifier les tractations à New York, c'est un match nul,
et pas n'importe quel match nul, mais 0 à 0.
Proliférer sans protocole
En ayant mis l'accent dans le communiqué final sur les 'outsiders' (Inde, Israël, Pakistan), la question de l'universalité du TNP revient hanter les artisans du Traité. A l'époque, en pleine guerre froide, nul n'avait
prévu qu'il exclurait de facto un tiers des puissances nucléaires actuelles (3 sur les 9, en comptant la Corée du Nord) ; des puissances qui ne peuvent de toute façon pas le rejoindre puisque la seule condition consisterait
pour elles à adhérer en tant que puissances...non nucléaires !
A y regarder d'un peu plus près, ce défaut d'universalisme – et le fameux 'deux poids deux mesures' ou les double standards auxquels faisait
allusion le président iranien Mahmoud Ahmadinejad n'arrange-t-il pas beaucoup de monde ? Certes, ce n'est pas politiquement correct de le dire.
Mais observons, cartes sur table, le code de conduite nucléaire qui ressort de la dernière conférence d'examen. D'un côté, les détenteurs de l'arme suprême n'ont pas de comptes à rendre en matière
de désarmement, (en récitant le psaume de 'bonne foi' de l'article VI,), de l'autre, les non-détenteurs ne sont pas tenus à signer le protocole additionnel de l'AIEA. Donnant donnant ! D'ailleurs, ironie de l'histoire, l'allergie à cette forme d'intrusion - acceptée par 102 sur 145 pays (en 2013)– touche indistinctement ceux qui veulent
se réserver quelque latitude, y compris les Etats-Unis ; ils sont eux aussi réfractaires à ces inspections intégrales, à la fois dans le cas du protocole additionnel ou du Comprehensive Test Ban Treaty (CTBT) ou Traité
d'interdiction Complète des Essais Nucléaires.
En réalité, ce laisser-faire convient à tous ceux qui, à l'Ouest comme à l'Est, au nord comme au Sud, s'accommodent d'une AIEA dont le budget (300 millions
de U$) est inférieur à celui de Météo-France. Ce qui explique aussi pourquoi l'Interpol nucléaire de Vienne n'a rien vu venir dans les aventures inavouables de la Suisse, de la Suède, de l'Afrique du Sud, de
la Libye, et n'est pas en mesure de suivre ce qui se trame ces temps-ci en Syrie, depuis la destruction par l'aviation israélienne du site de Deir ez-Zour (Al-Kibar) ou en Birmanie. Ceci n'empêchera pas certains de croire, à tort
ou à raison, que des législations plus strictes (comme pour le commerce des armes) représentent le salut. Toutefois, ces mesures très prisées dans l'Europe bien-pensante (avec la complicité des ONG occidentales,
surtout anglo-saxonnes) et répercutées dans les sphères onusiennes (5) n'ont fait qu'accroître ce commerce plutôt que de le réduire ou le décourager.
Déchanter de l'Europe
Les 27 Etats de l'UE n'ont pas brillé à New York. C'est un understatement. Ils se sont illustrés comme des nains géopolitiques. Certes, ce n'est pas un scoop. Il y a dix ans, la commission s'est déclarée incompétente (6) en février 1999 à la suite d'un débat au Parlement Européen sur le projet américain HAARP (High Frequency Auroral Research Program). En matière de non-prolifération, les responsables de la commission des relations extérieures de l'U.E. rappellent depuis longtemps que 'la prolifération nucléaire constitue la menace la plus grave pour la sécurité du monde'. Depuis mars 2009, la Commission se déclare prête à soutenir, au moyen d'une assistance technique et financière, la création d'une banque de combustible nucléaire placée sous le contrôle de l'AIEA, mais cet appel n'a pas eu beaucoup d'échos (7). A ceux qui s'attendaient à une attaque en règle contre un TNP qui cautionne la 'délocalisation' des armes nucléaires américaines sur le sol européen, il va falloir déchanter. La conférence d'examen de mai 2010 n'a pas été l'occasion de présenter un front européen en faveur d'une dénucléarisation progressive et durable de la planète ou du continent, ou l'ébauche d'une réflexion sur un Nuclear free NATO comme cela se fait de l'autre côté de l'Atlantique (8). L'autonomie de pensée stratégique européenne a donc de beaux jours devant elle. Cette autonomie n'évoluera pas aisément tant que deux Etats au statut nucléaire (France et Royaume-Uni) ne sont pas sur la même longueur d'ondes que les autres 25 (ou 26) ; le TNP risque d'être enterré avant même que se manifeste une réelle solidarité entre ceux qui ont la bombe et ceux qui ne l'ont pas, the 'nave' et the 'have not'.
Voir apparaître de nouvelles postures
Une question demeure : ce compromis bancal peut-il perdurer ? Le TNP peut encore hiberner, à l'instar de la Conférence du Désarmement (CD) à Genève qui a été paralysée pendant 15 ans, et bloquée aujourd'hui par le Pakistan. Pendant ce laps de temps, les Etats non détenteurs de l'arme nucléaire vont avoir tout loisir de comprendre que le TNP a offert des sauf-conduits aux tricheurs et des primes à ceux qui ont dénoncé cette supercherie. Au-delà de cette prise de conscience, une nouvelle configuration va se dessiner. Le TNP moribond sera bientôt marginalisé. Cette marginalisation que les conférences périodiques s'évertuent à occulter, interviendra lorsque d'autres candidats à la bombe vont adopter soit la posture israélienne d'antan du nor deny nor confirm (9), soit la position iranienne d'aujourd'hui. La réponse du berger à la bergère. La dissuasion virtuelle (weaponsless deterrence), c'est-à-dire le comble de la dissuasion en tant que riposte à la dissuasion du fort au fou. Au nom de la dissuasion, bien sûr, ces Etats, (la Corée du Nord ou dans une autre configuration le Japon ou l'Arabie Saoudite), flirteront savamment avec l'ambiguïté nucléaire et, le flou aidant, se maintiendront au 'seuil' avec ou sans bluff, sans exiger de statut, sans prétendre rejoindre quelque club que ce soit.
Alimenter le business de la peur
N'ayant pas vocation à désarmer qui que ce soit, n'ayant pas la capacité de dissuader quiconque à enrichir de l'uranium, (au nom de l'enrichissement garanti par l'article IV), puisque le civil et le militaire sont deux frères siamois, le TNP perd de sa raison d'être. Il n'a joué aucun rôle dans la désescalade (de 65.000 à 10.000 têtes nucléaires) entre les deux Grands au cours de ces 20 dernières années. Et demain ? Il risque de servir principalement de baromètre de la peur nucléaire. Tout un programme. Les adeptes du TNP vont s'efforcer de convaincre le 'petit peuple' ou le citoyen lambda que le désordre nucléaire ambiant risque d'être déstabilisé (sic) par quelque Etat dit 'proliférant ' ; que le terroriste nucléaire se cache au coin de chaque ruelle, avec une centrifugeuse pliable sous les bras, en pariant qu'un journaliste en manque de scoop fera l'apologie de ces balivernes post-Nine/Eleven.
En attendant un sursaut
Essayons de scénariser le prolongement du happening de New York. L'option nord-coréenne - le retrait pur et simple du TNP conformément à l'article 10 (10)– sera-t-elle la voie la plus empruntée ? D'autres hypothèses sont plausibles. Un clash sérieux n'est pas à exclure, avec ou sans opération Babylone (11) à l'encontre d'installations iraniennes. Si ce type de scénario, même drapé des vertus de la contre-prolifération, ne signe pas l'arrêt de mort du TNP dès le lendemain, il aura pour ultime atout de mettre les pendules à l'heure. Un clash de ce genre obligera par exemple les Européens à parler du désarmement à l'aide du même dictionnaire, avec les mêmes définitions, à Paris, Londres, Tel Aviv et Téhéran. Il permettra alors – soyons optimistes pour une fois ! – d'édicter de nouvelles règles, de revoir la copie de ce traité désuet, quitte à ce que des députés de la commission de défense du Parlement Européen soient mis à contribution ; d'intégrer dans le dispositif dudit traité un financement pour tout Etat signataire qui déciderait d'alléger son fardeau, à l'instar de ce qui se fait pour les signataires de la Convention d'interdiction des armes chimiques ; d'assurer une participation des acteurs concernés y compris les syndicalistes, (comme pour le chimique dans sa dualité civile et militaire) et des lanceurs d'alerte, pour redonner sens à l'idée d'inspection citoyenne et de 'détection par le savoir'.
BC, juin 2010
Notes
(1) Aux fins du présent traité, un État doté d'armes nucléaires est un État qui a fabriqué et a fait exploser une arme nucléaire ou un autre dispositif nucléaire explosif avant le 1 er janvier 1967.
(2) Cent fois moins que celui des Etats-Unis
(3) Entre 80 et 250 ogives nucléaires disponibles
(4) La France dès 1992, contrainte et forcée après la guerre du Golfe
(5) D'où le mythe Peter Willetts,
The Conscience of the World – The Influence of NGO's in the UN system, Brookings Institution, Washington D.C., 1996
(6) EU Lacks Jurisdiction to Trace Links Between Environment and Defense », European Report, 3
(7)
Cf. http://www.europa-eu-un.org/articles/fr/article_8602_fr.htm
(8) http://www.unc.edu/depts/diplomat/item/2010/0406/comm/byrneetal_natonuke.html
(9) cf http://www.cirpes.net/article209.html
(10) Bricolé au dernier moment par les
Etats-Unis pour persuader l'Allemagne et le Japon de ratifier un traité très contesté
(11) En référence à la destruction le 7 juin 1981 par l'aviation israélienne de la centrale nucléaire Osirak
près de Bagdad.