Proliférations nucléaires

Les ratés de l'Interpol du nucléaire

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Comme nous l'expliquent régulièrement les apôtres de l'atome, des catastrophes comme celle de Fukushima ne devraient pas se produire. L'AIEA est là pour y veiller. En théorie.
L'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), surnommée l'Interpol du nucléaire, a un rôle compliqué au sein du système des Nations Unies. Basée à Vienne, elle emploie plus de 2000 fonctionnaires de 92 nationalités. Dont 650 inspecteurs, qui vont effectuer des milliers de visites auprès de 900 installations, dans 91 pays. Leur mission n'est pas seulement de faire la police et traquer les trafiquants d'uranium, mais également de s'occuper des installations chargées de fournir de l'énergie et de veiller au respect des règles de conduite qui prévalent à la circulation des matières nucléaires. 80 % de son budget — qui est équivalent à celui de Météo France... — sert à veiller au bon fonctionnement des installations nucléaires des pays industrialisés.


ATOMS for PEACEEn 1995, le secrétaire général de l'ONU confie à Jacques Attali le soin de dresser un bilan de la situation du nucléaire. Attali s'y attelle, pond un rapport et tombe des nues : il découvre que les deux tiers du budget consacré aux garanties — le contrôle de la nature civile des installations — servent à inspecter l'Allemagne et le Japon. Il l'écrit d'ailleurs en toutes lettres dans son ouvrage Économie de l'Apocalypse – le seul de ses bouquins qui n'a pas été réédité en livre de poche... En réalité, ces priorités ont été fixées dès la naissance de l'Agence, en 1957. À l'époque, Washington a flairé la bonne affaire de la vente de réacteurs de par le monde.

Pour calmer les appréhensions des Soviétiques, les Américains font une concession : que l'engouement pro-nucléaire des nouveaux adeptes soit freiné chez les deux grands perdants de la Seconde Guerre mondiale, l'Allemagne et le Japon.
Ce qui explique pourquoi l'AIEA joue sur deux registres : le bon Samaritain et le sale flic. D'un côté, elle explique aux accros potentiels que l'atome est une voie de salut, de l'autre, elle rappelle qu'il n'est pas question de dévier du droit chemin du nucléaire civil. On diffuse donc la bonne parole des atomes de la paix en faisant comprendre aux voyous, enfin aux suspects, qu'il ne faut pas succomber à la tentation militaire. Le message, s'il n'a pas été très bien compris à Islamabad ou New Dehli, par exemple, et s'il a aujourd'hui du mal à l'être à Pretoria, Sao Paolo, Buenos Aires, Taipeh ou Séoul, est bien passé à Tokyo. Le Japon fut la première nation à accepter le régime des garanties, dès 1959. Le monde, surtout le monde du nucléaire, saluera ce pays, le premier du genre à soumettre le plus grand nombre d'installations nucléaires aux inspecteurs de l'Agence. Depuis 1983, les experts de l'AIEA parcourent le pays afin d'évaluer les centrales japonaises, lors de missions baptisées Osart (Operational Safety Review Team. Pour Fukushima, l'agence de Vienne a fait savoir qu'elle avait averti les autorités de sûreté nucléaire japonaises. Averti de quoi ? Des méthodes rocambolesques de l'opérateur privé Tepco ? De l'usure des réacteurs ? De l'entorse aux mesures de sûreté ? Non : selon les dépêches diffusées par Wikileaks et reprises par The Guardian, l'Agence avait souligné il y a deux ans la sous-évaluation des risques sismiques...
Mais le donneur de leçons n'est pas si bien placé pour dénoncer les entorses aux règlements. D'une part, en vertu des traités, le Japon n'est pas tenu de respecter tout ce que recommande l'Agence. D'autre part, 16 % du budget de l'organisation sont déboursés par le Japon, ce qui en fait le 2ème plus grand contributeur derrière les Etats-Unis (25 %). Ceci pourrait expliquer certains silences, comme par exemple la disparition inexpliquée de quelques dizaines de kilos de plutonium — sept suffisent pour concocter une bombe... — de l'usine de retraitement de Tokai en 2003. Disparition qui fait suite à d'autres, non confirmées par l'Agence, mais que mentionne Attali dans son rapport de 1995.
Last but not least comme diraient les Anglo-saxons, l'AIEA, qui se fait fort d'ériger et d'édicter des règles pour tout le monde, ferait bien de déblayer devant sa porte : au laboratoire de Seibersdorf, construit par l'Agence, une fuite de plutonium a été détectée en août 2008. Le site ne correspondait pas aux normes de sécurité. Trois années auparavant, le patron de l'Agence avait déjà réclamé une rallonge de quelques millions pour moderniser le labo...

 BC in Charlie-Hebdo, n° 984 – septembre 2012