Cet essai est une contribution précise et précieuse à la stratégie théorique, qu'on ne trouve pas, par définition, dans les traités de guerre et dans l'éloge ou la critique des stratégies globales des puissances. On doit le considérer comme une réflexion et un pamphlet , ainsi que l'énoncé stratégique et tactique d'une pensée en action, groupant l'écologie et le pacifisme non violent sans repousser, comme ennemie par définition, toute pensée militaire de l'avenir d'une défense de la survie sur terre ; un tel courant de pensée et d'éthique avait toujours critiqué (sans succès) le déploiement des systèmes d'armes inutilisables et des doctrines d'emploi des forces exigeant une course aux armements sur normes américaines , qui triompha sans interruption depuis la guerre froide .
Dans le système-monde devenu celui du pouvoir financier global, maître des exactions les plus folles, les guerres n'ont jamais cessé de proliférer entre les Empires, puis au sein des Etats-Nations en voie de destruction.Mais personne n'a jamais ébranlé la réserve résistante des critiques éthiques et même la dérision politique, méritées par les crimes et les guerres impuissantes qui sont instituées, à chaque étape du développement des armements et à chaque mutation stratégique du progrès des outils de guerre.
Cramer place en tête (ch. 1) la stratégie de sécurisation de l'environnement avec son programme ( la Charte de Rio) comme discipline aussi scientifique que la science de la destruction des marchands de canon, et plus stratégique même, puisqu'elle considère (comme Clausewitz), que l'existence d'un but politique est déterminant dans la définition d'un rapport de force, alors que la fourniture d'armes est devenue un marché global quelconque. Il a toutefois l'avantage de se renouveler sans cesse, par la demande et par l'offre, fondée sur l'insécurité politique cultivée par les oligarques du système financier : une opération de com fabriquant par une publicité visant jusqu'aux enfants, une addiction aux armes de guerre.
Ce progrès sans limites des moyens de destruction a cessé d'accompagner le gonflement des empires territoriaux ; les guerres sont définies souvent comme bancs d'essais pour les nouvelles armes et le progrès sans limite des inégalités qui sont voulues par la logique du profit financier contemporain. Cette logique du profit se nourrit d'une destruction de l'éco-système menant scientifiquement à la destruction de la survie humaine, tandis que socialement, il exige pour le maintien de l'Ordre, des guerres de répression ou d'autodestruction, d'une violence toute nouvelle prenant pour cible les populations civiles désarmées.
Il est vrai que les études universitaires intitulées "recherches sur la paix " n'ont pas été très nombreuses en France et sont même restées souvent annexées aux recherches stratégiques militaires. Elles devraient donner lieu à un enseignement, comme dans certains pays scandinaves. C'est à ce lieu programme qu'il fait place et rend hommage à toute une série d'auteurs dont certains apparaissent dès 1948 et n'ont pas pris une ride en décrivant la destruction de la planète comme une "guerre oubliée".
Ce livre nous rappelle donc que tout pouvoir politique ne peut être légitime que s'il instaure la paix et le bonheur au dedans et donc aussi au dehors. Or nous sommes arrivés à un stade où le "dedans dehors" dans le triomphe financier sans feu ni lieu, ne sont plus une distinction pertinente, et où par conséquent la volonté de paix est devenue universelle et doit, en tant que telle, prendre l'offensive contre la dynamique qui pousse à l'autodestruction de la planète.
Ben Cramer fait d'une part le bilan des horreurs des pollutions et des catastrophes tous azimuts provoqués par les guerres et les impasses de la militarisation policière de la "sécurité", et d'autre part l'éloge des auteurs prémonitoires qui n'on jamais cessé d'être des stratèges d'un nouveau type, pour la recherche de la paix. Ce sont des sortes de saints laïcs, prophètes, dénonçant le monde informe où l'humanité est parvenue en trois générations.
(...) Ben Cramer, dans une démarche scintillante qui ne laisse aucune assertion vivante prendre la forme d'une certitude doctrinale, parcourt tous les thèmes généraux et particuliers qu'on peut exiger du bilan, affaibli mais incontournable, du pacifisme purement éthique, pour pratiquer une projection sur l'avenir du nouveau pacifisme, lié au savoir écologique.
Dans la transition actuelle, le pacifisme écologique lui même parait en panne. On nous rappelle par exemple au Chapitre 5 que la Convention internationale dite ENMOD (Convention contre les modifications de l'environnement) qui a démarré dès 1967, avec la première guerre affectant la météorologie, celle menée par les Etats-Unis au Vietnam, est d'une brûlante actualité. Si on parle et on pense maîtriser l'avenir du climat et pas seulement défendre l'état "naturel" bienveillant, accordé au passé. L'objectif offensif permanent est devenu en effet de "climatiser la planète".
Il existe encore dans l'opinion l'impasse d'un pacifisme qui brandit toujours depuis l'Appel de Stockholm le spectre de la guerre nucléaire. Focalisés sur la Bombe, les pacifistes de cette tendance ne semblent pas toujours capter les enjeux des "guerres oubliées" en temps de paix, celles qui maintiennent un ordre féroce au Moyen-Orient ou en Afrique et contribuent à légitimer l'orientation d'une économie militarisée anti- écologique.
L'économie mondiale n'est plus, elle-même, l'économie du néolibéralisme tel qu'il devrait être ; elle s'appuie sur le néo-libéralisme tel qu'il est, c'est à dire associé à un régime d'expéditions militaires "sécuritaires" contre les mouvements parfois barbares suscités par la "non-politique" de l'idéologie des groupes financiers. L'économie devenue pure prédation, reste non seulement sans objectif politique, mais encore sans fin pacifique, donc sans perception d'un but sécuritaire global. Si la défense écologique de l'économie, tombait sur ordre entre les mains des militaires, on pourrait même laisser penser que la militarisation de l'écologie ou la manipulation de l'environnement servira d'arme contre les peuples insoumis.
C'est là que se place un des passages ou des messages les plus importants et paradoxaux de ce livre : il contient non seulement une critique de la militarisation de l'économie même en temps de paix et de son effet industriel ordinaire sur la dégradation climatique, mais encore le pari ou le constat qu'un certain courant de pensée militaire qui n'a jamais cessé de manifester comme une forme de pacifisme. D'abord parce que la victoire n'est rien si elle n'est pas la paix. Mais aussi comme une prise en considération, pour la défense de la sécurité des nations et des peuples, d'une maîtrise des situations sociales causes de guerres.
Les guerres sont déterminées désormais par les modifications climatiques s'ajoutant aux buts politiques de guerres, visant l'asservissement et la prédation plutôt que la liberté et le développement. Les évolutions globales des deux types de buts peuvent en tant que tels, mener les peuples à la violence armée contre les agents qui sont causes tant du mal-développement que de l'évolution destructrice du climat. Or il a toujours été compris que la prévention des guerres fasse partie des tâches de l'appareil de défense. Qu'en est il aujourd'hui ?
(...) Il est donc temps de faire le bilan de la course en avant des "destructeurs" et de bâtir enfin sur le sable mouvant de la recherche du bonheur et de l'égalité (buts de la constitution américaine et française) la stratégie finale de défense des "artisans de paix".
Alain JOXE
Directeur d'Etudes (H) à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociale, fondateur du CIRPES
Derniers ouvrages : • L'Empire du désordre (la découverte 2002) • La Globalisation Stratégique CIRPES, Cahier d'Etudes Stratégiques n° 40-41 2006 • Les guerres de l'Empire Global, la Découverte, 2012.