Le développement et la paix sont d’une telle importance internationale que, sans émotions exagérées, l’on peut dire sans aucun doute que – surtout si l’écologie est également prise en compte – le sort de notre planète et celui de l’humanité sont en jeu, à moins que des solutions adéquates ne soient trouvées à temps pour contrecarrer ces interdépendances fatidiques; J'utilise le terme "interdépendances non reconnues" parce que, dans les analyses scientifiques et dans la pratique politique, les "réflexions" réciproques sont souvent méconnues, et ce dans un double sens. D'un côté, ces interrelations sont immédiatement évidentes dans les pays du Sud ; de l'autre, les désastres dans le Sud ont un impact immédiat sur les pays du Nord.
Il était logique que les rapports remis par la Commission Brandt de 1980, la Commission Palme (1983) et la Commission Brundtland (1987) partent de l'idée de la responsabilité commune pour toute notre planète et qu'ils attachent aussi de l'importance à l'idée de l'interdépendance - mais avec un accent varié. Les "Intérêts communs", la "Sécurité commune"et le "Futur commun" devraient exiger qu'un terme soit mis à la confrontation sans compromis dans le monde, de sorte que l'on ait toujours la chance non seulement d'exister l'un à côté de l'autre, mais de co-exister en harmonie. Aucun des principaux problèmes qui existe entre les nations industrialisées et les pays en voie de développement ne peut être éliminé de manière efficace par l'intermédiaire de la confrontation.
Les solutions raisonnables ne peuvent être fondées que sur le dialogue et la collaboration. Or, ceci ne sera pas possible sans une nouvelle compréhension des dépendances mutuelles. Cette interdépendance a de nombreuses facettes positives : tous les Etats bénéficieraient d'un renforcement de l'économie mondiale grâce à une réduction des dettes nationales et à une amélioration du climat favorisant la croissance et l' investissement. Tous profiteraient aussi d'un emploi plus attentif des matières premières non-renouvelables et d'un plus grand respect pour les ressources ambiantes ; et tous tireraient avantage d'une stabilisation de la population mondiale. Objectivement, tous les pays - que ce soient les pays du Nord ou du Sud, de l'Est ou de l 'Ouest, les nations industrialisées ou les nations en voie de développement, les économies de marché ou les économies planifiées - ont un intérêt évident à consacrer plus au niveau de vie et moins à la défense (militaire). Ils doivent s'intéresser aussi à une meilleure capacité de faire face aux problèmes dans le monde et à une conduite susceptible de contribuer à leur solution. Chaque minute, des enfants périssent parce qu'ils n'ont pas assez de vivres ou d'eau ou parce qu'il leur manque les soins médicaux élémentaires. Le nombre de ceux qui souffrent de famine dans le monde plane toujours au-dessus - plutôt qu'au-dessous - de 500 millions d’habitants. Il n’y a pas de quoi se consoler si les experts nous disent qu'au niveau international, la production de nourriture n'a cessé de croître. Il n'en est que plus scandaleux qu'un tel nombre de gens soit condamné à mourir de faim dans un monde qui semble capable de produire suffisamment de nourriture pour tous. Un monde qui dénierait toujours que la faim et la misère pourraient être surmontées de manière plus efficace dans de grandes parties du monde si une partie seulement des fonds dépensés au surarmement en ce moment pouvait être réacheminée vers des fins de production et des tâches humanitaires.
Nous sommes au courant d'estimations sur des dépenses d'armement dans le monde qui sont relativement fiables. Les futurs accords sur les réductions d'armes devraient prévoir que de sérieux efforts soient effectués afin d'utiliser au moins une partie des fonds naguère destinés à l’armement à des fins économiques, sociales, écologiques (et donc, politiques) utiles.
Nous sommes aussi au courant de la portée des dettes que de nombreux pays en voie de développement doivent supporter. La plus grande portion des revenus provenant des exportations des pays en voie de développement doit être affectée au paiement des dettes extérieures. Depuis de nombreuses années, le flux de fonds allant du Sud au Nord a été supérieur à celui allant dans le sens opposé. Des dépenses excessives en armes n'ont pas produit une paix plus sûre et la position désespérée dans laquelle se trouvent de nombreux pays en voie de développement n' est sûrement pas une base adéquate pour parvenir à des décisions économiques et écologiques visant l'avenir non plus.
Selon les données recueillies par la Commission mondiale pour l'Environnement et le Développement et par le programme des Nations Unies pour l’Environnement, l'humanité est maintenant en mesure de produire de profonds changements sur notre planète, des changements susceptibles de suivre un cours soit destructif soit constructif. La crise de développement observée dans de grandes parties du Tiers Monde est due d'une part aux changements structurels dans le monde mais aussi à la mauvaise gestion interne et externe. La Conférence sur le Désarmement et le Développement des Nations Unies, qui s’est tenue durant l'été 1987, concluait qu'une interdépendance existait entre le désarmement, le développement et la sécurité.
Jusqu'à présent, il n'y a pas eu de discussions à des échelons suffisamment élevés en ce qui concerne l 'inter-relation entre le surarmement et le sous-développement. Elles ont été remplacées par des négociations inter-gouvernementales entre le Nord et le Sud dans un cadre "multilatéral" qui se sont pratiquement épuisées. Là où le bilatéralisme domine, le poids de la faiblesse est deux fois plus lourd pour la plus faible des deux parties. Tous ceux qui, dans un contexte international, voient les autres comme des voisins envers lesquels ils éprouvent un sentiment de responsabilité doivent forcer leurs gouvernements à participer à un processus de négociations organisées et orientées vers l'avenir. Plus spécialement, je voudrais demander votre appui - plus clairement qu'il y a quelques années - pour faire passer un message à tous ceux qui occupent actuellement un poste gouvernemental. Ce message est qu'ils devraient finalement reconnaître la relation entre la paix, le développement et l'environnement qui existe de manière objective et qu'ils devraient agir en conséquence. Cette interdépendance - non-reconnue depuis longtemps - ne doit plus être sous-estimée une fois pour toute. Une plus forte prise de conscience s’impose du fait que les pays riches et pauvres, ainsi que ceux qui diffèrent sur d'autres plans, sont liés par un intérêt mutuel de survie et que l'on n'arrivera à des solutions qu'en adoptant une approche mondiale et globale. "L'obligation mutuelle" exige, dans le plus bref délai possible, une nouvelle morale de survie humaine.
Willy Brandt
Les Cahiers du MURS n°12 - 2ème trimestre 88