Si les amoureux du Grenelle de l'environnement de 2007 ont considéré, dans le droit fil de l'esprit du Protocole de Kyoto, que le développement durable ne concernait pas les forces armées – les adeptes de la décroissance peuvent-ils sérieusement faire l'impasse sur le complexe militaro-industriel ? Compte tenu des contraintes de sécurité et des exigences de paix – qui figurent d'ailleurs dans la Charte de Rio (1) – il nous reste peut-être à plancher sur les possibles rapprochements entre objecteurs de croissance et objecteurs de conscience et imaginer les transitions et les passerelles pour) vers une économie désarmée.
La course à la mort (2)
Guerre froide oblige, notre époque a été marquée par ce qu'on a appelé la course aux armements. Une affaire de gros sous, de destructions, certes, mais aussi une affaire de vitesse.
Au moment des fameuses Trente Glorieuses, les activités militaires ont eu la priorité sur les besoins sociaux. Ironie de l'Histoire, cette course à coups de milliards de dollars et la courbe ascendante des mégatonnes s'est faite au nom d'une certaine rationalité économique. Il a fallu s'enrichir - et enrichir son uranium, pardi ! - par la même occasion. Pour calmer les esprits, on a même prétendu que ce 'bond en avant' atomique était le meilleur rapport efficacité/coût (3), puisque c'était moins cher que l'armement classique et que ça empêcherait les combats (...) comme les défaites.
Certes, avec l'effondrement du Mur de Berlin, nous avons assisté à une parenthèse de déclin (4), mais nul n'a pu faire le lien de cause à effet entre décroissance et désarmement. D'ailleurs, si l'on nous a fait croire que les vaincus de la guerre de 39-45 étaient devenus des géants économiques parce que "libérés du poids des armes", la réalité est venue contredire ce mythe : l'Allemagne figure aujourd'hui au 3ème ou au 4ème rang parmi les exportateurs d'armes. Quant au Japon, avec un budget de 44 milliards pour ses forces armées, (dites "d'auto-défense"), il dépense davantage que la France ! Depuis le 11 septembre 2001, le complexe militaro-industriel a repris son envol, quitte à délocaliser, (d'où une préférence US pour les bases dans les pays où existe une législation plus permissive en matière environnementale), à s'européaniser (pour alléger son fardeau national), à privatiser pour casser les prix des arsenaux, à embaucher des mercenaires pour pratiquer de la destruction au rabais, etc.
Un visa pour quel développement ?
Plutôt que de percevoir la militarisation comme une sorte d'excroissance parasitaire, il s'agit d'un étalon de succès d'une économie. Un simple regard froid sur la scène internationale nous apprend que les pays les plus pourvus en armes (5) sont aussi les pays les plus riches. Eh oui, les pays du G8 sont responsables de 80 % des ventes d'armes mondiales. Ce constat en appelle d'autres : un pays acquis/soumis à la dictature du progrès ne peut se permettre d'être sous-développé militairement. A cet égard, la méthode Sarkozy en matière de politique internationale est révélatrice. Au-delà du désir de faire miroiter les bienfaits de l'atome, made in France, il s'agit surtout de faire proliférer un crédo selon lequel le nucléaire (dont l'uranium) enrichit. Tandis que le Sud est frappé par ce syndrome de la Mercédès, le Nord lui confirme que la nucléarisation représente un visa pour le développement ; et le Sud est comblé de devoir recourir à la vieille recette de l'industrialisation par l'armement (6).
Dans la mesure où la fuite en avant dans l'économie militarisée n'est pas réservée au tiers monde, certains sont mieux équipés pour l'emporter, d'autres pour perdre et se laisser distancer, conformément à la répartition internationale de la menace de mort. En maintenant à de hauts niveaux leurs dépenses publiques de défense, les pays industrialisés peuvent continuer à subventionner la recherche et le développement (R&D), celle qui verra naître les systèmes d'armes de haute technologie. Ainsi, les pays prospères creusent l'écart en dévalorisant d'autant plus vite le capital d'économies émergentes (sic) qui ne peuvent pas suivre cette nouvelle course aux armements; ils compensent par la même occasion la faiblesse conjoncturelle des investissements de l'industrie civile. Pour ce faire, pas besoin de tricher, il suffit de recourir à l'exception de la sécurité qui figure dans l'article XXI des Accords de l'OMC, et que l'U.E. s'est empressée de reprendre à son compte d'abord dans l'article 223 du Traité de Rome et qui est devenu l'article 296 du Traité d'Amsterdam.
L'effet boomerang
La croissance militaire relève-t-elle d'une certaine logique ? La perception de la sécurité est-elle proportionnelle à la croissance de la production (de systèmes d'armes) ? Regardons les chiffres : le monde dépense grosso modo chaque année plus de 1.000 milliards d'euros pour ses armements. Pourquoi ? Cela n'a pas de sens, même dans une optique sécuritaire admettait Kemal Dervis, administrateur du Programme des Nations unies pour le développement (7). On pourrait même dire que l'insécurité planifiée et la production du désordre sont le moyen pour garantir l'expansion de ce marché - que le commun des mortels ne peut imaginer, même s'il fréquente assidûment les salons du Bourget, de Satory, Dubai ou Farnborough. Ivan Illich a eu le mérite de comprendre – avant l'apparition du TGV – que l'augmentation de la vitesse pour un petit nombre inclut la désutilité de la vitesse pour la majorité (8). Il prévoit que l'accélération détruit cette valeur ajoutée, brise l'utilité de la vitesse et provoque l'incapacité de la majorité à bénéficier du transport, de la liberté de déplacement .... On pourrait extrapoler : au-delà d'un certain niveau de consommation des engins de mort, seule la sécurité/protection d'une minorité est assurée au détriment de tous les autres. Allons plus loin. Au-delà d'un certain seuil d'accumulation de ces biens consommables sous certaines conditions, l'entreprise guerrière dessert la sécurité de tous, et diffuse l'insécurité pour justifier sa raison d'être et renouveler ses stocks. Peu importe que le dispositif protecteur soit saturé, la croissance de la puissance de la machine militaire nous entraîne dans ce que les économistes appellent la loi des rendements décroissants. L'étalage des uniformes, des vidéos, le catalogue des menaces, réelles ou fantasmées, ou l'exportation de la violence s'accompagnent d'une politique de non-assistance, comme s'il fallait acclimater le citoyen désemparé, augmenter sa dose de besoins sécuritaires insatisfaits. Le blindage paranoïaque (faut surtout pas baisser la garde ) est une escroquerie qui contraint une majorité – à qui l'on refuse le droit de vivre en paix - à survivre dans une situation permanente de vulnérabilité, de sursis. Sur le modèle brillamment décrit par G. Orwell dans 1984 des ennemis imaginaires ( terroristes de surcroît !) sont brandis à intervalles réguliers (semaines de la Haine) pour détourner l'attention des démunis. Entreprises de diversion ? Certains considèrent que la défense de l'ordre libéral doit se faire à ce prix là, à cette vitesse là, soit, mais ce coût est inacceptable pour la majorité de l'humanité.
Au-delà du bien et du mal
Si la décroissance implique qu'on révise nos modes de production, il va falloir aussi s'atteler aux modes de destruction. Décroître, c'est aussi diminuer les flux des gadgets blindés, sur les champs de bataille comme sur les champs de manoeuvre. Décroître, c'est réorienter les dépenses à destination d'une société qui ne brandit pas les mégatonnes comme signe extérieur de richesse. Bref, la décroissance, c'est aussi le désarmement (9). Réclamer la beauté des paysages, la transparence des rivières et la santé des océans est d'autant plus juste et approprié lorsque les forêts ne sont pas défigurées par les amateurs de napalm et agents orange, les sols non pollués par les mines, lorsque les océans ne servent pas de dépotoirs aux déchets radioactifs. Lutter contre l'invasion du bruit est plus crédible lorsque seront inclus les décibels que crachent les bombardiers qui fanfaronnent autour des bases militaires dont 700 à 800 dispatchées à travers le globe pour la sauvegarde de l'Empire (10). En se rappelant à l'occasion les paroles d'un général pour qui "Le monde en armes n'est pas seulement entrain de gaspiller de l'argent. Il le dépense sur la sueur du front de ses travailleurs, sur le génie de ses scientifiques, sur l'espoir de ses enfants" (11).
BC, Paris, avril 2008
(pour Sarkophage)
Notes :
(1) Principes 24,25, 26
(2) Titre emprunté à Robin Clarke, 'La course à la mort ou la technocratie de la guerre', (), édition Seuil, Paris 1972 ; à partir de 'The Science of War and Peace'
(3) Puissance explosive/dollar ou 'a bang for a buck
(4) Expression de Michel Rogalski
(5) Cf. SIPRI Year Book, annuaire du Stockholm Interntational Peace Research Institute qui paraît en juin chaque année ;
(6) Le général Katorijian a décrit la production nationale d'armes comme 'une condition préalable à l'industrialisation';
(7) cf. itw dans 'Le Monde', 10 juillet 2007 ; ex-ministre turc de l'Economie ; aujourd'hui vice-président de la Brookings Institution à Washington.
(8) cf. Energie et Equité, p. 30, Le Seuil, Paris, 1973 ; paru dans 'Le Monde' sous le titre Energie, vitesse et justice sociale
(9) Jacques Grinevald, "La Biosphère de l'Anthropocène – climat et pétrole, la double menace", , Georg éditeur, Genève 2007 ; un des rares auteurs à évoquer à la fois le désarmement industriel et militaire
(10) cf. L'historien étasunien Chalmers Johnson, auteur de The Sorrows of Empire , Verso, Londres/New York, 2004 et The last days of the American Republic, Metropolitan Books qui avoue que ce chiffre est en deçà de la réalité
(11) cf. Général Dwight D. Eisenhower, 1953