Le champ clos de l’économie voit se dérouler une bataille qui, pour se passer de canons, n’en est pas moins meurtrière.
La guerre est une fabuleuse entreprise qui requiert toute une logistique, une technique de l’approvisionnement, une maitrise des flux de stock. Bref, la guerre est affaire de management. Les entreprises contemporaines empruntent les travers de la guerre. Tel est l’envers du décor.
Dans son mode de fonctionnement, l’entreprise a calqué sa structure sur celle des divisions (blindées). Au nom de l’efficacité, qui se traduit par l’’économie des moyens’ ou la gestion rigoureuse des effectifs, fordisme et taylorisme ont contribué à la mise au pas. Des PMI aux multinationales, le mépris de galons n’a pas évincé la discipline. Pour parfaire le parallélisme, l’entreprise a suscité l’adhésion des siens : le ‘moral des troupes’ est primordial, les chefs d’entreprises ont assimilé cette évidence aussi bien que les généraux.
Les battants
La capacité de mobilisation générale fait partie des atouts du monde industriel, ce monde des ‘battants’ toujours prêts à partir à l’assaut, comme du temps des croisades ou des expéditions coloniales de tristes mémoire. C’est encore et toujours le brande-le bas de combat. Avec la ‘crise’ qui a succédé aux années florissantes de l’après-guerre (Les Trente glorieuses), les entreprises se sont donné une posture plus offensive.
Crise sur les marchés financiers ou crise dans le poids des portefeuilles, peu importe, le discours de crise est un gage de vigilance. La surproduction provoque-t-elle la panique ? La stratégie de riposte est toute trouvée. Protectionnisme aidant, le slogan ‘no pasaran’ fait régulièrement son apparition. A renfort de publicité, l’étranger est stigmatisé, quitte à tricher avec les règles mal établies de la concurrence. Est désigné comme perturbateur ou comme ‘menace’ quiconque oserait déverser ses produits sur notre marché! Un ennemi potentiel.
Tout comme la propagande en temps de guerre, la machine économique ne s’embarrasse pas trop des exigences de la vérité. La publicité facilite les cris de ralliement. Tantôt, c’est la ‘crise’, tantôt la ‘relance’. La pub, en ciblant le client, compte s’ouvrir de nouveaux marchés, s’accaparer de nouveaux horizons. En même temps, cette ‘pub’ aussi agressive soit-elle, se situe sur un front considéré comme ‘pacifique’. Pourtant, si l’on songe aux bras de fer entre deux multinationales par exemple, le bellicisme même feutré fait de sérieux ravages. Comme dirait un proverbe africain : quand deux éléphants se battent, c’est l’herbe qui est écrasée .
En vertu des hymnes au 'progrès', à la prospérité, laquelle prospérité découlerait du commerce libre et sans entraves, la mobilisation se maintient. Et pour cause : la combativité n’est pas proportionnelle à la justesse de la cause à défendre. Aucune position de repli n’est envisagée, quitte à neutraliser les considérations sociales en tant que ‘dommages collatéraux’. Tout ralentissement de l’effort, tout refus de la ‘dictature de la vitesse’, comme dirait le philosophe français Paul Virilio, serait perçu come une défaite. Pire qu’un cessez-le-feu, une débâcle, un déshonneur.
Au royaume idéologique du ‘toujours plus’, la guerre froide a fourni une percée comme diraient les artilleurs. Les Etats aux complexes militaro-industriels démesurés sont devenus des caricatures exterministes pour reprendre l’expression du sociologue britannique Edward Thompson. La consommation de masse a cohabité avec les armes de destruction de masse. Conquête spatiale avec marche sur la Lune, montée en puissance d’une Europe occidentale (via le Marché Commun), ces opérations ont épargné au monde le recours à la gâche nucléaire. Manœuvre de diversion ? Guerre différée dans l’espace et le temps ?
Pour l’heure, le pouvoir économique peut pavoiser. La non-acceptation des vertus militaires comme valeurs dominantes est un signe qui ne trompe pas. Après tout, le pire adversaire des Etats-Unis s’est effondré, étranglé économiquement. Sans un coup de feu. Pour contourner la mise à mort, le monde industriel s’offre donc, à intervalles rapprochés, des rituels – les batailles du progrès et des sacrifices – les laissés-pour-compte du développement. En d’autres termes, l’économie est la poursuite de la guerre par d’autres moyens. S’il est difficile de mettre fin à la compétition à laquelle se livrent les Etats dans le domaine de l’armement, il est encore plus difficile de poser des freins à la concurrence, à cette fuite en avant. Les soldats du productivisme l’apprennent à leurs dépens.
Des sociétés stables ont pu survivre et s’épanouir pendant de longues périodes de l’histoire de l’humanité. Au cours de ces périodes, aucune valeur sociale intrinsèque ne fut accordée au progrès. Cette époque est lointaine. Le monde où domine l’économie de marché a fait péricliter cette stabilité et la survie du plus grand nombre relève désormais du simple pari.
Au nom de cette survie, les adeptes des fluctuations boursières, qui feignent de ne pas savoir que le développement des forces productives n’élimine pas la rareté, devront se convertir. Il faut songer à déposer aussi ces armes-là, et se préparer à désarmer industriellement.
Jean-Ben Cramer
in Revue Sources n°62, UNESCO,
Octobre 1994