Sous l’impulsion de la présidence Trump, les différentes administrations américaines ont adopté une posture climatosceptique, à l’exception d’une, et non des moindres : le Département de la défense (DOD ou Department of Defense). Ce ministère est pourtant le plus gros émetteur institutionnel mondial de gaz à effet de serre sans que cette contradiction n’émeuve ses responsables.
Prévoir le réchauffement climatique sans froisser les sceptiques
Dès le début des années 2000, sous la présidence du climato-sceptique convaincu G. W. Bush, un influent bureau du Pentagone, l’Office of Net Assessment organise la fuite d’un rapport sur les conséquences du réchauffement climatique (l’administration Bush étant climatosceptique, il était difficile pour le Pentagone de publier ce texte officiellement). Ce document rédigé en 2003 envisage pour 2020 une interruption de la circulation océanique du Gulf Stream liée à l’échauffement des eaux de l’Atlantique. Cela aurait pour effet d’engendrer une ère glaciaire au nord de l’Europe et de l’Amérique, concomitante à un réchauffement et à un assèchement des zones situées plus au Sud. Si, avec le recul, la naïveté de ce document très officiel peut surprendre, elle ne fait que refléter la méconnaissance relative du phénomène climatique par leurs auteurs, les Green Hawks, des militaires s’intéressant à ce type de problèmes.
En 2007, le Center for Strategic and International Studies, un influent think tank américain, publie son rapport fondateur : The Age of Consequences. Beaucoup plus solide en termes scientifiques, il envisage trois scénarios, du plus léger au plus catastrophique. Avec le recul, il est étonnant de remarquer que le scénario le plus bénin, considéré à l’époque comme le plus réaliste, est déjà dépassé aujourd’hui. En ces temps de présidence Bush, le rapport préfère ne pas trop s’attarder sur les causes du réchauffement climatique et insiste surtout sur ses conséquences… tout en montrant son accord avec les prévisions du GIEC, qu’il juge même trop prudentes.
Il s’agit là d’un jeu d’équilibrisme subtil que l’on retrouve dans le dernier rapport de l’USAWC (United States Army War College) publié en août 2019 : ce texte se concentre sur les effets du réchauffement, sans insister sur l’origine humaine de ce phénomène, car il ne saurait être question de contredire le climatoscepticisme de la présidence Trump.
L’USAWC exprime les préoccupations de l’armée américaine et se concentre sur trois domaines : les dangers pour les installations militaires américaines ; les risques qui pèsent sur le système logistique et énergétique américain ; et la montée des menaces dans le monde.
Ce rapport envisage une rupture du réseau électrique, ce qui ne serait pas loin de conduire à un effondrement du système productif américain. Au niveau mondial, le cas emblématique du Bangladesh est cité comme l’exemple des catastrophes à venir. Dans ce pays où près de la moitié de la population réside dans des espaces situés au niveau de la mer, la montée des eaux provoquerait la migration de près de 70 millions de personnes. L’Inde ne voulant absolument pas les accueillir, cela ne manquerait pas d’entraîner un conflit majeur.
La part de responsabilité de l’armée
Ces constats catastrophiques ne peuvent néanmoins cacher un fait majeur : l’armée américaine est un acteur majeur du processus de réchauffement climatique. Le Pentagone est ainsi, on l’a dit, le premier émetteur institutionnel mondial de gaz à effet de serre : il en rejette autant que des pays comme la Suède ou le Danemark. Les ¾ de cette production sont liés à sa consommation de carburant d’aviation. Face à cette évidence, l’armée américaine a dans un premier temps exigé d’être exemptée de toute obligation de faire des efforts dans ce domaine. C’est ainsi que le protocole de Kyoto de 1997 la dispense de tout effort de réduction d’émissions dans le cadre de ses interventions militaires, qui représentent l’essentiel de sa consommation.
L’armée fait des économies d’énergie
Néanmoins, s’il y a un aspect auquel l’armée américaine est très sensible, c’est son approvisionnement en pétrole. Elle est bien consciente que celui-ci dépend de circuits logistiques complexes et fragiles, car les États-Unis ne sont pas autosuffisants dans ce domaine, malgré l’exploitation intensive de gaz de schiste. Elle a pu constater cette fragilité lors des guerres d’Irak et d’Afghanistan. Les insurgés ont vite compris que les convois d’approvisionnement étaient le point faible de l’armée américaine. En Irak, son efficacité reposait sur un composant essentiel : le climatiseur, les soldats supportant très mal le climat local. Ces appareils consommaient jusqu’aux deux tiers du carburant nécessaire au fonctionnement des bases américaines.
Face à cette situation, l’U.S. Army fit un premier effort significatif d’économie d’énergie fossile grâce à l’utilisation massive de panneaux photovoltaïques et à une meilleure aération et isolation des bâtiments. Dans certains cas, la consommation a pu être réduite de 90 %. À la suite de ces résultats, l’U.S. Navy décida d’expérimenter l’utilisation de biocarburants en créant une flotte de combat, la Great Green Fleet. Il reste que, en y incluant le processus de production, les biocarburants émettent quasiment autant de gaz à effet de serre que les dérivés du pétrole ; dès lors, on peut douter de l’intérêt de cette expérience en termes de lutte contre le réchauffement climatique.
L’armée américaine est bien consciente qu’elle doit aller au-delà de la question de sa consommation de carburant et faire, aussi, des efforts pour lutter contre le réchauffement climatique. Le dernier rapport de l’USAWC le montre clairement. Il envisage un futur dans lequel l’U.S. Army se verrait contrainte de réduire sa consommation d’énergie fossile pour ses besoins quotidiens, sous la pression de l’opinion publique (néanmoins, ses interventions militaires continueraient à être exemptées de ces restrictions). Pour cela, le rapport envisage de développer l’usage de simulateurs pour l’entraînement et d’utiliser de l’électricité produite par des microcentrales nucléaires ou des installations à base de panneaux solaires.
La sobriété énergétique est-elle compatible avec la guerre ?
Mais une armée énergétiquement sobre est-elle possible ? Peut-on maintenir le même niveau d’efficacité avec moins, voire beaucoup moins d’énergie fossile ?Au-delà des solutions technologiques, il serait intéressant de se référer à des cas historiques. L’Allemagne nazie en constitue le seul exemple : elle a réussi à maintenir un haut niveau d’efficacité opérationnelle tant que la contrainte énergétique ne dépassait pas un certain seuil. Dès les années 1930, le général Heinz Guderian s’inquiétait des restrictions en matière d’approvisionnement en carburant. Au-delà d’un gigantesque programme de construction d’usines d’essence synthétique, les Allemands décidèrent de concevoir des engins légers et économes. L’excellence tactique permettant de maximiser l’utilisation d’appareils moins armés et protégés que ceux de leurs adversaires. Dans le domaine des véhicules de transport, le side-car Zündapp qui permettait de transporter trois soldats, en est l’exemple le plus représentatif avec sa consommation de 7 litres aux 100 km. Le véhicule tout-terrain allemand ou Kubelwagen est plutôt médiocre si on le compare à la Jeep américaine : si on prend en compte sa faible consommation (8 litres aux 100 km), on ne peut être qu’étonné par ses exceptionnelles performances. D’autre part, la Wehrmacht, la première à mener la Blitzkrieg, est plutôt une armée hippomobile. Car, contrairement à une légende tenace, l’infanterie constitue le cœur de cette armée.
Dans le domaine aérien, il fut beaucoup plus difficile de suppléer à l’insuffisance de carburant. Cela eut des conséquences fâcheuses en termes d’entraînement des jeunes pilotes. En 1945, les Allemands expérimentèrent un avion-fusée utilisant un combustible non dérivé du pétrole : le Messerschmitt Me 163 Komet. Les résultats furent décevants. Plus prometteuses furent leurs recherches tardives sur un ssystème anti-aérien à base de missiles à poudre. Mais ces engins ne dépassèrent jamais l’état de prototypes. À partir de 1944, les contraintes énergétiques devinrent telles que l’armée allemande s’effondra, incapable d’assumer l’effort logistique nécessaire à son approvisionnement.
Quelles pistes pour l’avenir ?
Concevoir des engins plus économes n’est pas la tendance que suit l’armée américaine. Si le Humvee, son véhicule utilitaire de référence, consomme entre 23 et 40 litres aux 100 km – à comparer aux 8 litres du vénérable Kubelwagen –, son successeur, le Oshkosh ne devrait pas faire mieux, bien au contraire, en raison de son poids.
En termes technologiques, deux pistes complémentaires permettraient de diminuer cette consommation de carburant. Des micro-centrales nucléaires établies dans chaque base américaine permettraient ainsi de fournir de l’électricité à des engins robotisés mobiles, donc beaucoup plus petits que les véhicules actuels. Au-delà, s’il est possible d’équiper les bateaux de mini-réacteurs nucléaires, il en va autrement des véhicules terrestres et aériens. Expérimentés dans les années 1950 par les Etats-Uniens et les Soviétiques, principalement dans le domaine aérien, leur dangerosité est rédhibitoire.
La robotisation est également une voie prometteuse bien qu’elle suppose un changement complet de doctrine militaire. Les contraintes en termes de taille des batteries sont telles que les engins létaux du futur seront petits, voire très petits, bien loin des véhicules blindés et avions de combat actuels. Paradoxalement, les plus enclins à réfléchir à de nouvelles doctrines de combat économes sont des acteurs disposant de faibles moyens. L’attaque des installations pétrolières saoudiennes par des drones en septembre dernier nous donne un aperçu de cette possible guerre du futur. Comme pour l’Allemagne nazie, la contrainte reste ainsi le meilleur stimulant de l’innovation.
Eric Martel
The Conversation
(avec l'aimable autorisation de l'auteur).