Tous les 6 novembre depuis 2001 est célébrée la Journée internationale pour la prévention de l'exploitation de l'environnement en temps de guerre (et de conflit armé). Reconnue comme telle par l'ONU. Ignorée du plus grand nombre, cette journée est le fruit d'une histoire.
Durant la guerre du Vietnam, les forces armées Américaines ont tenté, lors de l'opération 'Popeye', d'utiliser l'arme météorologique pour inonder la piste Ho Chi Minh (route passant par le Laos et le Cambodge qui servait au transport des combattants et du matériel NDLR). Plus de deux mille trois cents missions-pluies ont été menées sur Ho Chi Minh par l'escadron 54 de reconnaissance météo. La mise au point de cette technique de géo-ingénierie aura pris sept ans et coûté 21,6 millions de dollars.
Après la divulgation de ces pratiques qui ont scandalisé le Congrès à Washington mais évité au locataire de la Maison Blanche un Watergate de la guerre météo, Américains et Soviétiques s'accordent dès 1974 pour y mettre un terme, du moins, pour adopter un code de bonne conduite. Ils déposent à l'Assemblée Générale de l'ONU un projet de Convention sur l'interdiction d'utiliser des techniques de modification de l'environnement à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles, convention surnommée ENMOD, la contraction de 'ENvironmental MODification'
Alors qu'on aurait tendance à croire que la dégradation et la surexploitation de l'environnement en temps de conflit sont au centre cette journée des Nations-Unies, pourquoi, selon vous, l'ONU organise-t-elle cette journée internationale. Quelle est sa portée ?
Certes, l'environnement peut- être un élément déclencheur de conflits, ou encore une victime de ces derniers, une cicatrice durable, ou les deux. Mais l'ONU et c'est tout à son honneur, a voulu à partir d'une dérive meurtrière, focaliser son attention sur les capacités réelles ou supposées des Etats – les plus puissants – à manipuler des phénomènes naturels et s'en servir comme une arme. Il s'agit de tenter de contrer les prétentions de certains acteurs à manipuler de façon délibérée des processus naturels tels que les ouragans, les raz-de-marée et tous ceux capables de modifier les conditions climatiques. (ce que le Protocole de Kyoto a délicatement mis en veilleuse). Cette journée du 6 novembre s'inscrit donc dans le prolongement d'une démarche qui a abouti à l'entrée en vigueur d'une convention mal goupillée et totalement méconnue du public français.
Ce texte concerne-t-il les écocides ? Comme l'usage de l'Agent Orange pour détruire la forêt au Vietnam et l'exploitation des ressources pour financer un conflit ?
Non, ne mélangeons pas tous les méfaits ou dégâts. L'Agent Orange visait à détruire la forêt, et cela relève de l'écocide, c'est-à-dire de la destruction d'un écosystème par une substance chimique. L'exploitation et le pillage des ressources naturelles, c'est encore autre chose et n'entre pas non plus dans le cadre de cette Convention ; celles-ci veut prémunir les humains et la planète du recours délirant à la guerre environnementale.
Alors, dans quels cas la convention peut-elle s'appliquer ?
Dans beaucoup de cas, y compris le cas échéant lors d'un recours à des expérimentations nucléaires. Ou pour le dire autrement, le recours aux explosions souterraines pour libérer de tensions tectoniques par exemple. Cela fait d'ailleurs un demi-siècle que des études ont été menées sur le sujet (F. Press et C. Archambeau) et publiées dans le Journal of Geophysical Research dès 1962. D'ailleurs, lorsque le délégué (français) à la sureté nucléaire de défense à Tahiti avoue en 2011 prévoir un tsunami avec des vagues de 20 mètres de haut, en raison de l'immersion prochaine mais non datée de 670 millions de mètres cubes de l'atoll de Moruroa, on ne devrait pas s'en étonner. Même si le lien entre tsunami et essais nucléaires, ébruité lors d'accidents antérieurs, relève du secret défense.
Les conséquences environnementales d'un conflit nucléaire peuvent également renvoyer à ENMOD même si cela n'est stipulé nulle part dans les textes de la Convention. Dès 1982, des savants tel que Paul Crutzen du Max Plank Institut à Mayence, suggèrent que la fumée des feux et des poussières de surface générés par une guerre nucléaire –même partielle –pourrait générer un changement climatique global. Le concept d'hiver nucléaire – le spectre des années 80 – découle de ce scénario. Résumons-le : En cas d'échange, de tir croisé - de 50 % des ogives détenues (à l'époque) par les deux Grands, ou les deux blocs, l'hémisphère Nord se trouverait plongé dans un climat glacial jusqu'à ce que les poussières rejetées dans l'atmosphère soient retombées au sol. Glacial. Ces particules, en suspension dans l'atmosphère, agiraient comme un écran et bloqueraient les rayons solaires durant plusieurs mois. Privée de lumière et de chaleur, la végétation ne pourrait pas survivre et cela entraînerait la rupture de la chaîne alimentaire. Dans les zones nordiques du globe, il suffirait que la température descende de un ou deux degrés pour que les récoltes gèlent. Un refroidissement sur le plateau tibétain, freinant son réchauffement pendant la saison d'été, supprimerait l'appel d'air chargé d'humidité venant de l'océan, empêchant ainsi la mousson d'apporter les pluies indispensables à la vie des populations de l'Inde et du Pakistan. Cette thèse a été développée par des scientifiques de renom dont Richard P. Turko de l'Université de Californie, confirmée par leurs collègues soviétiques et popularisée/médiatisée par l'astrophysicien Carl Sagan, - cité par Al Gore. On l'a oublié mais la vision peu réjouissante d' un hiver nucléaire n'est pas étrangère aux initiatives de désarmement et Gorbatchev n'a pas manqué à le reconnaître par la suite.
Revenons à ENMOD. Le recours aux ogives nucléaires n'est pas dans le champ de vision des architectes. Pas plus d'ailleurs que les agissements de l'armée irakienne en février 1991 au Koweit. Mais ce fut là un évènement révélateur. La presse s'alarma et pour cause : les fumées produites par les incendies de plus de 350 puits de pétrole étaient visibles à 400km à la ronde. A l'époque, on s'est rendu compte que 50.000 tonnes de suie étaient relâchées, par jour, dans l'atmosphère. De quoi craindre le pire : un mini-hiver-nucléaire. L'hypothèse a circulé, mais très vite, en dépit de l'obscurité, les experts ont fait des évaluations à la baisse : la quantité de suie en suspension dans la basse atmosphère ne pourrait pas affecter de manière significative le climat global de la Terre. Dans cette affaire, ENMOD a été évoqué y compris par les juristes internationaux. Ils ont pointé du doigt non pas la faille de la convention ENMOD, mais le fait que l'Irak n'était pas signataire de ladite convention.
De fait, quelle arme la convention ENMOD vise-t-elle ?
Interdire le recours à des armes non encore utilisées sur les champs de bataille, ou presque peut paraître dérisoire. Il n'empêche : aujourd'hui encore plus que hier, nul ne peut exclure qu'un belligérant veuille modifier intentionnellement les conditions climatiques sur un théâtre d'opérations. La météo comme force multiplicatrice : Maîtriser la météo en 2025 n'est pas un slogan mais le titre d'un rapport publié en 1996 par la US Air Force qui estime que c'est peut être un champ de bataille d'une importance telle que nous ne pouvons encore le concevoir. Le rapport disserte sur les meilleurs moyens de contrecarrer les plans de guerre d'un ennemi en déclenchant une tempête, ou une sécheresse, ou encore en supprimant l'approvisionnement en eau potable. D'ailleurs, en 1997, - la chronologie a parfois son importance ! - le secrétaire d'Etat à la défense William Cohen exprime sa crainte de voir des actes de terrorisme écologique . Parmi ceux qu'il imagine ou plutôt qu'il projette figurent l'altération des climats, les déclenchements à distance de tremblements de terre ou d'éruptions volcaniques. Alors, est-ce une raison de railler ce traité parce que les Etats signataires se sont engagés à ne pas recourir à des armes qui ne figurent pas dans leur panoplie ? La réalité est plus complexe, comme d'habitude.
Concrètement, peut-on diriger des ouragans sur une cible ? Le géophysicien qui dirige l'Organisation météorologique mondiale (OMM) à Genève, José Achache, répond par la négative. Il précise toutefois qu'il est théoriquement possible de les intensifier en augmentant les différentiels thermiques par des transferts de chaleur colossaux à la surface de l'océan et de les diriger en agissant sur les vents dominants à moyenne altitude. Et la foudre ? Nous savons créer des précurseurs de la foudre en ionisant l'air dans un ciel d'orage à l'aide d'un laser mobile, explique Jérôme Kasparian, de l'Université de Genève. Mais il faudrait un laser très puissant pour parvenir à obtenir la foudre. L'attirer ou l'éloigner de sites sensibles est également faisable.
A partir de là, d'autres questions viennent à l'esprit : Pourquoi ne pas recourir aux lasers pour découper " sur mesure " un trou dans la couche d'ozone au-dessus du territoire de l'adversaire ?
N'est ce pas en raison du caractère futuriste de certaines armes que des théories conspirationnistes se sont développées ?
Oui, Il y a par exemple le projet HAARP, acronymes de High Frequency Active Auroral Research Program. Il est parfois présenté y compris dans l'ouvrage sensationnaliste 'Les Anges ne jouent pas de cette Haarp' (de l'écologiste Nick Begich et de la journaliste Jeane Manning) comme une couverture pour un programme ultra-secret visant entre autres à manipuler le climat en chauffant l'ionosphère avec des ondes radios. Quelques militants qui croient mobiliser sur le catastrophisme pensent le plus sérieusement du monde qu'il s'agit d'une arme géophysique d'un type nouveau, capable de bouleverser l'équilibre climatique de la planète entière. Certains habitants de la région en Alaska – ils ne sont pas nombreux - accusent Haarp de tous les maux. D'aucuns ont vu des lueurs vertes au-dessus des antennes, d'autres ont vu des caribous marcher à reculons. Au-dela des fantasmes, il est en revanche évident que le Pentagone n'a pas investi 90 millions de dollars dans Haarp pour faire de la figuration ou admirer l'horizon. La recherche va-t-elle servir à interférer sur le climat et les champs magnétiques terrestres ? On suppose que le chauffage ponctuel et modulé de certaines régions de l'ionosphère pourrait servir à émettre des messages radio de fréquence extrêmement basse que peuvent recevoir les sous-marins en plongée.
Ces histoires de manipulation du climat et de la météo semblent parfois irréelles, proches de la science-fiction. Depuis quand les armées s'y intéressent-elles ?
Dès les années 1930, grâce au concours de l'Institut Météorologique de Leningrad, l'Armée Rouge a développé un programme pour tenter de maîtriser la pluviométrie. Dans les années 1960, le Président américain Johnson commande une étude sur le contrôle et la concentration du CO2 pour altérer localement le climat. En 1958, le chef de la recherche météorologique au United States Weather Bureau fait allusion dans un article de Science à l'utilisation d'explosifs nucléaires dans le but de réchauffer le climat arctique via la création de nuages glacés réfléchissant les radiations infrarouges (infrared reflecting ice clouds). A la même époque environ, des scientifiques soviétiques proposent quant à eux l'injection d'aérosols métalliques dans des orbites pas trop éloignées de la Terre afin de former des anneaux à l'image des anneaux de Saturne ; avec pour objectif ultime de chauffer et d'illuminer le Nord de la Russie, tout en faisant de l'ombre aux régions équatoriales. On n'est pas dans la science-fiction, on en est alors aux balbutiements de ce qui recouvre désormais la géo-ingéniérie.
Les Chinois n'ont pas l'intention de se laisser distancier : dès l'an 2000, ils annoncent la mise en place d'un très officiel Bureau de modification du temps, mais il y a tout lieu de croire que le sujet ne lui avait pas échappé auparavant. Les premières recherches remontent à 1958. L'Agence météorologique chinoise (voir le site internet http://www.bjmb.gov.cn) emploie officiellement 37.000 personnes ; parmi elles, plus de 10.000 seraient chargées d'ensemencer les nuages en tirant des fusées ou des obus remplis d'iodure d'argent.
Le plus surprenant, dans cette histoire, c'est que les mouvements écologistes et les fanatiques du protocole de Kyoto, qui devraient être familiarisés avec ces phénomènes, semblent avoir zappé ces prévisions, et mises en garde. Alors même que certains textes fondamentaux y font allusion, y compris la bible du développement durable, le rapport Bruntdland de 1987.
Dans cet ouvrage intitulé Notre avenir à Tous, ENMOD n'est pas mentionné parmi les traités internationaux spécifiquement destinés à protéger le patrimoine commun de l'humanité contre la militarisation. Toutefois, au chapitre 11, dans le paragraphe consacré aux autres armes de destruction massive, on peut lire : La manipulation délibérée de l'environnement (sous forme d'inondations ou de séismes artificiellement provoqués, par exemple) aurait, si jamais on y avait recours, des conséquences s'étendant bien au-delà des frontières des parties à un conflit .
Quelle importance peut-on aujourd'hui accorder à cette convention ?
En admettant qu'un Etat signataire décide de recourir à des projets de géo-ingénierie, la convention peut s'avérer inappropriée, à moins que la communauté internationale ou qu'un Etat partie soit en mesure de démontrer le caractère non pacifiste des recherches menées. La tâche sera rude évidemment, d'autant plus que la recherche (comme dans la plupart des conventions) n'est pas prohibée. Mais ne baissons pas les bras. Même s'il n'y a que 85 Etats signataires, même si la France snobe le traité et que les Français sous-estiment son intérêt, même si les Etats parties ne se sont rencontrées que deux fois jusqu'ici, il y a fort à parier qu'ENMOD va revenir sur le devant de la scène. Ironie de l'histoire, la géo-ingénierie et les risques que ses promoteurs apprentis-sorciers sont prêts à prendre, peut rendre à ENMOD sa pertinence, la réanimer.
Selon un diplomate de la mission française à Genève, chargé de suive les débats au sein de la Conférence du désarmement, les dirigeants à Paris se sont officiellement posés la question de son adhésion au moment de la reconduction du Traité de non Prolifération (TNP) en 1995. Et depuis ? Rappelons que 23 ans se sont écoulés avant une ratification du TNP (tant décrié et contourné), donc tout est encore possible.
BC, GoodPlanet.Info, janvier 2013