La centrale nucléaire de Zaporijia est un avatar dramatique d’une crise énergétique mondiale.
La guerre est à Zaporijia, autour et au-dedans de la plus grande centrale nucléaire d’Europe, et ses opérateurs ukrainiens sont sous la férule militaire russe. Les combats compromettent la sûreté des réacteurs, des déchets stockés et des combustibles usagés. Quelles leçons pouvons-nous en tirer ?
La première est qu’en matière de nucléaire, la distinction entre sûreté et sécurité, entre accident et intention, perd son sens. Une centrale nucléaire civile n’est pas qu’une source d’énergie. L’émission d’un nuage radioactif peut venir d’une attaque directe du réacteur, indirecte sur l’alimentation électrique indispensable, ou bien de manœuvres dangereuses d’opérateurs agissant sous la menace. Dans un conflit, la radioactivité constitue une arme à l’égal des armes biologiques ou chimiques, et aussi peu maîtrisée que ces dernières. Sa menace peut devenir un élément majeur de la stratégie tant civile que militaire d’un Etat. Pensons-y avant de proposer des installations nucléaires dans les zones instables de la planète.
La deuxième leçon rappelle le poids de l’histoire. Dans le nucléaire, politique et économie ont toujours dominé la technologie. Ainsi fut imposée partout, dès 1955, la mise en œuvre précoce d’un nucléaire immature. Les défauts structurels et le risque de fusion du cœur des réacteurs à eau légère – les nôtres, conçus à partir d’un moteur de sous-marin – ne sont apparus qu’au fil des incidents ou accidents majeurs. Quant aux combustibles irradiés et aux déchets, on s’abstient de les protéger efficacement depuis soixante-dix ans.
Vers l’inconnu
Troisième leçon : la sûreté nucléaire dépend de la compétence et des initiatives des personnels, à Zaporijia comme ailleurs. En France, ils doivent parer au vieillissement : une grande moitié des réacteurs sont à l’arrêt pour réparation ou contrôle. Or, les compétences et les moyens manquent, dans l’industrie en amont, dans la réparation en aval. Prolonger le fonctionnement des réacteurs à soixante ou quatre-vingts ans est-il, par conséquent, bien raisonnable ? Nous allons vers l’inconnu : jamais, nulle part au monde, un réacteur nucléaire n’a fonctionné plus de cinquante et un ans.
L’Agence internationale de l’énergie vient de prôner le nucléaire pour accroître la sécurité d’approvisionnement énergétique et réduire la production de gaz à effet de serre. Cela ferait peut-être sens dans un monde idéal. Mais son rapport ignore la faisabilité concrète, technique et humaine de ses propositions. Zaporijia est un avatar dramatique d’une crise mondiale. Angoissés par les conséquences sociales du contexte économique, les dirigeants reviennent au discours des années post-1973. Or, prévenus des échéances énergétiques comme du changement climatique, ils ont laissé filer trente années, sabordé tant les énergies renouvelables que la recherche (y compris celle d’un nucléaire intrinsèquement sûr), favorisé les flux financiers, les démembrements industriels et la perte des compétences.
Cette réalité-là domine la situation énergétique et notre avenir industriel. La crise énergétique va durer : les discours n’y feront rien. Achetez des pull-overs.
Harry Bernas est physicien, a été directeur du Centre de sciences nucléaires et de sciences de la matière (CNRS-Paris-Saclay). Il est l’auteur de ‘L’Île au Bonheur. Hommes, atomes et cécité volontaire’ , Le Pommier
Tribune publiée dans ‘Le Monde’, le 1er septembre 2022 -
avec l'aimable autorisation de l'auteur