S’il est de bon ton de se lamenter sur l’épuisement des matières premières, l’épuisement des États de plus en plus en faillite, l’épuisement de l’empire (cf. Paul Kennedy, Naissance et Déclin des grandes puissances – Payot, Paris, 1989), l’épuisement de la puissance tout court (cf. Bertrand Badie), le complexe militaro-industriel ne semble pas frappé par ce genre de symptôme.
Il n’en faut pas tellement pour embraser la planète, mais les dépenses militaires mondiales sont aujourd’hui plus élevées qu’elles ne l’ont jamais été depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Avec plus de mille milliards de dollars, et sans ennemi attitré, on dépense, vous et moi, deux fois plus d’euros, de dollars ou de yuan que du temps de la guerre froide. Pour faire simple, 1.000 milliards, cela représente une colonne de 110 kilomètres de billets de 1 000 dollars empilés les uns sur les autres sur une distance qui va de Vienne à Bratislava. Les dépenses cumulées consacrées à leurs arsenaux par les neuf puissances nucléaires (déclarées comme telles) équivalent grosso modo à 100 milliards (de dollars). Ces chiffres ne vous disent rien ? Pour compter jusqu’à 100 milliards, cela prendrait au lecteur que vous êtes, à raison d’une seconde par chiffre, beaucoup de temps : 31 000 ans, soit 317 siècles ou si vous préférez, 1.500 générations. Si l’on inversait le décompte, le lecteur pourrait remonter à l’époque des mammouths qui peuplaient l’hémisphère Nord, une époque précédant une nouvelle ère glaciaire.
Les États-Unis, dont les dépenses représentent au bas mot 40 % des dépenses mondiales, débloquent chaque année, aux frais du contribuable, la même somme que celle investie en pleine Guerre mondiale pour anéantir et pulvériser Hiroshima et Nagasaki. En effet, 28 et 30 milliards de dollars sont consacrés au maintien en état opérationnel de 3 500 têtes nucléaires. Il leur faudrait d’ailleurs débloquer le double si Washington se décidait à nous débarrasser des 40 tonnes excédentaires de plutonium (Pu).
Que les Etats-Unis vivent au-dessus de leurs moyens militaires, cela ne semble pas perturber outre mesure la dérive du monde. Dans les années 1960, M. Luther King avait prédit que les bombes de la guerre du Vietnam engendreraient sur le sol yankee des bombes bien à nous : l’inflation et la pauvreté. Un demi-siècle plus tard, la leçon n’a pas été retenue. L’organisation ‘Food Not Bombs’, un collectif né en 1980 dans la région de Boston lors des mobilisations anti-nucléaires (militaires), distribue des repas pour les démunis. Parmi ceux qui viennent grossir les rangs des SDF figurent (pour un quart d’entre eux ) les vétérans et anciens combattants, ceux qui ont été abîmés, esquintés et meurtris en Irak et en Afghanistan.
Eisenhower, à la fin de son mandat, avait fait observer que ‘chaque canon fabriqué, chaque navire de guerre mis à flot, chaque fusée lancée représente, en dernière analyse, un vol commis au préjudice de ceux qui ont faim et ne sont pas nourris, de ceux qui ont froid et ne sont pas vêtus’. (Every gun that is made, every warship launched, every rocket fired, signifies in the final sense a theft from those who hunger and are not fed, those who are cold and are not clothed’. Il ignorait alors que le total des victimes de 70 ans d’âge nucléaire est 4 fois plus élevé que les pertes américaines dans les guerres d’Afghanistan et d’Irak ; sans compter les 53.000 travailleurs du nucléaire qui ont été indemnisés pour cancers et autres maladies...
La course et l’effet boomerang
Comment en est-on arrivé là ? La course s’est faite au nom d’une certaine rationalité économique. La bombe constituait le meilleur retour mortel sur investissement, tel était en tout cas le credo de l’époque si l’on se réfère à la formule surréaliste ‘More Bang for the Buck’, prononcée par le secrétaire à la Défense Charles E. Wilson en 1954. Toutefois, le dopage au nucléaire permet de douter de la rationalité et du sérieux des profiteurs de cette fuite en avant. Le comble a été atteint avec le projet de produire en série des aéronefs civils à propulsion nucléaire, inspiré par l’AEC, (l’équivalent américain du CEA) et la U.S. Air Force. Il s’est étalé sur une quinzaine d’années, de 1946 à 1961. Finalement, après avoir dépensé 7 milliards de dollars, les ingénieurs ont dû se rendre à l’évidence que ces engins ne constituaient pas le moyen le plus adéquat pour assurer le transport des voyageurs, et que les aéroports, en raison du flux de passagers, n’étaient pas des sites de prédilection pour entreposer des déchets.
Ce vertige pro-nucléaire ne doit pas nous faire oublier que les dépenses consacrées à l’armement conventionnel étaient et sont encore deux fois et demi plus importantes que celles investies dans les dispositifs et l’infrastructure nucléaires (ref : Cf. Schwartz, Atomic Audit: The Costs and Consequences of U.S. Nuclear Weapons since 1940, Brooking Institution). Pour s’approprier une part du gâteau de la manne sécuritaire, tous les coups sont permis pour épuiser les ressorts économiques des adversaires. Dans le cas des États-Unis, l’amiral Eugene Caroll, du Centre for Defense Information, à Washington, résume l’enjeu du concours éliminatoire : "Au cours des 45 ans de guerre froide, la course fut menée dans le cadre d’une concurrence effrénée avec l’Union soviétique. Maintenant, explique-t-il, nous menons une course contre nous-mêmes". Cette façon de jongler avec l’absurde n’est pas une exclusivité américaine. Saura-t-on un jour rameuter les consciences y compris écologiques sur un 'peak' de destruction militaire, comme on a tenté de le faire avec plus ou moins de succès à propos du peak oil ?
Dans ce tourbillon des chiffres
Avec des ventes d’armes qui s’élèvent à 10.500 euros par seconde, tentons de cerner les principales raisons de cette envolée.
1) Chaque peuple a sa conception de la sécurité, sa conception propre. Certains États s’arrogent des responsabilités mondiales, d’autres s’en passent volontiers. On peut arguer du fait, réaliste s’il en est, que tous les États ne sont pas exposés aux mêmes menaces, histoire et géographie obligent. Ainsi, qu’on le veuille au non, l’Iran n’est pas exposé aux mêmes menaces que le Liechtenstein, menaces militaires comprises. Même si les aspirations à la sécurité sont plus ou moins équivalentes pour un Éthiopien et pour un Chinois, il va de soi que les moyens mis en œuvre pour assurer une défense militaire chez les uns et chez les autres ne peuvent pas s’appliquer arbitrairement avec des schémas analogues. Bien sûr, on pourrait théoriquement appliquer à tout le monde (au nom de quelle autorité et avec quel moyen ?) des règles d’interdiction. Mais le réalisme aidant, on s’aperçoit que le désarmement se traduit trop vite, et pas uniquement le désarmement nucléaire, par un programme de désarmement aux dépens des plus vulnérables.
Les poids lourds de la scène internationale qui brandissent leurs mégatonnes comme signe extérieur de richesse éprouvent le regrettable besoin de désigner à leur peuple un ennemi qui soit suffisamment terrifiant pour justifier la mise au point d’armes encore plus terrifiantes.
2) La multiplication des conflits armés, ici et là, ne constitue pas un casse-tête, mais plutôt un débouché qui nécessite moins de marketing que pour écouler des produits surgelés chez les Saami ou les Inuit. Les coûts et blessures de la guerre contre l’Irak prouvent, s’il en était besoin, que pour se débarrasser d’Armes de Destruction Massive (ADM) qui n’existaient pas, les forces de la coalition ont opté pour la solution la plus chère et la moins efficace.
3) L’ONU n’a pas les moyens de son ambition. Le budget total de toutes les organisations et agences en charge du désarmement, de la non-prolifération, de la prévention des conflits pour une seule année équivaut à quelques heures de dépenses militaires dans le monde. Pour enfumer le public dérouté par ce décalage et pour donner quelque crédit à des ONG comme le Bureau International de la Paix (BIP) à Genève, l’ONU a décidé dès 2011 d’officialiser le 17 avril en tant que journée d’action contre les dépenses militaires
4) Les priorités retenues accordées par nos dirigeants pour investir dans la sécurité ne sont pas évidentes pour tous. Au Canada, des pancartes ont été brandies avec la formule : ‘Nous avons besoin de H2O et pas de F35’ (en référence à l’avion de chasse du groupe Martin Lockheed). Les Européens, ou plutôt les 27 États de l’UE parmi les 47 du continent (Conseil de l’Europe) s’arrachent les cheveux à l’idée d’être si peu soldatesques alors qu’ils brassent la moitié (ou presque) de ce que dépense l’Oncle Sam. Les 194 milliards d’euros dépensés en 2010 pour la cuirasse de l’U.E. représentent l’équivalent de la somme des déficits annuels de la Grèce, de l’Italie et de l’Espagne, comme l’a fait remarquer Frank Slijper, l’auteur d’un rapport du Transnational Institute (TNI) à Amsterdam (cf. Military Spending and EU crisis).
Les vaincus de la Guerre de 39-45 ne sont pas devenus des géants économiques parce que libérés du poids des armes, comme le veut la légende. Ils ont rejoint la course et le peloton de tête. L’Allemagne figure aujourd’hui au 3e ou au 4e rang mondial parmi les exportateurs d’armes.
5) Le Japon dispose d’un budget pour ses forces armées, dites d’auto-défense, qui dépasse désormais le budget français. Avec un ministère de la Défense qui s’assume et du matériel de guerre qui n’est plus interdit d’exportation, le Japon normalisé renonce par la même occasion à l’autolimitation qui consistait à ne consacrer à ce budget qu’1 % de son PIB, une règle que la Diète avait érigée en 1974.
Et l’exception française ?
Si la volonté de puissance ne peut faire abstraction des contingences matérielles, il est de bon ton d’affirmer haut et fort que la sécurité n’a pas de prix ; que la dissuasion n’est pas négociable ; que notre dissuasion existentielle est le ‘minimum vital’ (Sarkozy), qu’il faut ‘dépenser juste’ (Hollande). Le débat sur le beurre et les canons et la valeur inestimable des canons est donc loin d’être clos.
A travers le baptême de nos sous-marins, par exemple, tout a été entrepris pour nous faire croire que nous détenions de vrais bijoux. Si la marine fait plonger au large de Toulon le Rubis, le Saphir, l’Emeraude, l’Améthyste, la Perle (avec le Casablanca, ce sont les noms des 6 SNA (Sous-Marins Nucléaires d’Attaque) de la classe Rubis encore en service), c’est aussi et surtout parce que, comme dirait l’Oréal, ‘nous le valons bien !’ Cette parade luxueuse, à défaut de nous éblouir, nous a donné quelques longueurs d’avance dans la façon d’impacter le monde.
Peter Naray, ambassadeur de Hongrie auprès de la Conférence du Désarmement, à Genève avait fait cette mise au point : Les pays peuvent, ainsi que l’histoire l’a déjà démontré, être détruits de multiples façons. L’une d’elles consiste à se lancer désespérément dans une course aux armements" (le 7 septembre 1999).
B.C.