Que ce soit à des fins de défense, d’agression ou de répression, l’Histoire le démontre, on fabrique et vend des armes pour les utiliser. (...)
Certains avancent que les politiques de militarisation conduisant inéluctablement à un conflit majeur auraient été démenties lors de la guerre froide. Rien n’est jamais inéluctable et c’est omettre trois choses. La première, la détention de l’arme nucléaire par les États-Unis et l’Union soviétique, rejoints par le Royaume-Uni, la France et la Chine ; dans le cadre de cet ‘équilibre de la terreur’, aucune partie ne peut échapper aux effrayantes conséquences d’un conflit nucléaire. La seconde, le fol engrenage militaire et financier de la ‘guerre des étoiles’ qui a participé à l’implosion de l’une des parties. La troisième, la guerre "froide", correspondant à une longue période de paix pour la zone atlantique (Amérique du Nord et Europe), fut vécue comme guerre chaude dans le Tiers-Monde.
De 1946 à 1989, guerres aux luttes de libération, ingérence militaire des puissances impérialistes dans des guerres civiles, interférence du conflit Est-Ouest dans des conflits, actions subversives contre les mouvements populaires, vingt-sept guerres - dix en Asie, cinq au Moyen-Orient, dix en Afrique et deux en Amérique du Sud et centrale -, firent chacune plus de 100 000 morts. La guerre ne fut pas mondiale , mais elle fut une terrible réalité au Sud où, durant cette 'guerre froide', les morts se comptent par millions, les blessés par dizaines de millions et les déplacés par centaines de millions.
Depuis 1990, nous sommes dans un monde différent - pas celui annoncé par Georges Bush père déclarant le 3 mars 1991 : ‘Maintenant, nous pouvons voir venir un Nouveau monde… Un monde dans lequel les Nations unies, libérées de l'impasse de la guerre froide, sont en mesure de réaliser la vision historique de leurs fondateurs…’ , monde dont il annonçait la nature en ajoutant : ‘La guerre du Golfe est le premier test de ce monde nouveau’. Premier test, mais pas le dernier. Depuis 1991, en raison des politiques hégémoniques des grandes puissances, le monde a été engagé dans un engrenage de ‘guerres justes’, démocratiques qui ont généré un état de guerre permanent en Afghanistan, Irak, Syrie, Libye…, suite de conflits internationalisés auxquels ni la force des armes, ni les voies diplomatiques ne parviennent à mettre fin.
La militarisation du monde
Ces guerres incoercibles, dans lesquelles interagissent les contradictions de la mondialisation libérale, des ambitions hégémoniques globales et régionales, des discours et interventions irresponsables, des idéologies mortifères, inscrivent le monde dans une militarisation effrénée et le rendent plus dangereux que lors de la guerre froide. Les zones de tensions se multiplient, mais aussi, la terreur nucléaire n’est plus un garde-fou, l’arme atomique ressemble fort peu à la bombe d’Hiroshima ou de Nagasaki. Avec la sophistication des armements, les puissances nucléaires se sont dotées d’un arsenal d’armes nucléaires tactiques ou stratégiques à utiliser selon le degré d’intensité du conflit, dont l’horreur humaine est absolue, mais dont l’emploi peut être ‘gradué’. Ainsi, une étude de l’UNIDIR (Institut des Nations Unies pour la Recherche sur le Désarmement) de janvier 2017 conclut que ‘La menace d'une utilisation des armes nucléaires, qu'elle soit accidentelle ou délibérée, se situe sans doute à son plus haut niveau depuis l'effondrement de l'Union soviétique, il y a 26 ans’.
Conséquence de ce climat de tensions et de guerres, les dépenses militaires dans le monde explosent depuis le début du XXIe siècle. Estimées par le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI) à 1021 milliards de $ par an de 2002 à 2006, elles sont passées à 1 540 Milliards de U$ de 2007 à 2011 (soit une augmentation de 51 %), pour atteindre de 2012 à 2016, la somme de 1 728 milliards de U$ (+12 %). En 2016, les dépenses militaires dans le monde ont représenté 2,2 % du PIB mondial, ce qui correspond au PIB (Produit Intérieur Brut) de la 9e puissance mondiale, le Brésil
Un regard sur les dépenses militaires par continent montre que leur augmentation est mondiale
et aussi, pour la première fois dans l’Histoire, qu’elles sont plus importantes en Asie qu’en Europe, Russie incluse, ce qui confirme que l’Asie est devenue l’épicentre des contradictions de la mondialisation. On entend la voix des Atlantistes ; en invoquant ces chiffres globaux, ils feront valoir que la zone atlantique s’affaiblit militairement par rapport au reste du monde et qu’il s’avère donc nécessaire d’augmenter les budgets militaires. Sauf que… la domination militaire de l’OTAN reste absolue.
La domination militaire de l’OTAN
Huit des vingt pays ayant des dépenses militaires supérieures à 10 milliards de $ sont membres de l’OTAN (États-Unis, France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Canada, Espagne Turquie), cinq sont des alliés proches (Arabie Saoudite, Japon, Corée du Sud, Australie, Israël), trois peuvent être considérés comme ‘non alignés’ (Inde, Brésil, Algérie) et quatre sont en confrontation avec la coalition atlantiste (Chine, Russie, Iran, Corée du Nord).
La zone Atlantique n’est pas désarmée, les dépenses militaires cumulées des 29 Etats membres de l’OTAN (près de 884 milliards U$) représentent + de 52 % des dépenses militaires dans le monde, ce à quoi doivent être ajoutées les dépenses militaires des 18 pays désignés par les États-Unis, comme ‘Major non-NATO allies’’ ou alliés majeurs non membres de l’OTAN, ce qui fait plus de 62 % des dépenses militaires globales, sans compter celles des nombreux autres États proches et liés aux Etats membres de l’OTAN.
L’augmentation des dépenses militaires des pays de l’Alliance atlantique est inférieure à celle du reste du monde, mais la puissance militaire de l’Alliance atlantique reste toujours sans conteste dominante. Si l’on se réfère aux 30 armées les plus puissantes, classées par le GFP database pour les ‘Countries Ranked by Military Strength’, 11 appartiennent aux membres de l’OTAN, 11 sont des proches alliés de l’OTAN et 4 peuvent être considérées comme « non alignées ». Le chantage à l’augmentation des dépenses militaires n’est nullement justifié, sauf à vouloir intensifier les interventions armées, interventions armées dans lesquelles, après les États-Unis, la France est, au sein de l’OTAN, l’État le plus engagé.
La chaîne des fabricants
Pour le commerce des armes, comme pour les interventions armées, la France est un acteur principal : le premier marchand d’armes des pays membres de l’OTAN après les États-Unis, hors-concours. Non seulement la responsabilité des États membres de l’OTAN est engagée dans la militarisation du monde par des politiques interventionnistes, mais ils y participent activement en étant les principaux marchands d’armes. Sept des dix principaux marchands d’armes sont membres de l’OTAN. L’ensemble des États membres de l’OTAN représente 62% du marché des armes dans le monde. Ceci ne disculpe pas la Russie et la Chine de participer à l’engrenage de la militarisation du monde, mais appelle à ce que la diplomatie soit mise aux commandes pour éviter une conflagration majeure. A partir d’un tableau (non reproduit ici), il ressort que l’Allemagne, la France, l’Italie, le Royaume-Uni, les États-Unis et la Russie vendent des armes à 8 au moins des 10 principaux États acheteurs d’armes. Ce sont donc les principaux responsables de la militarisation du monde. Second constat, les alliances politiques et les principes n’ont guère à voir avec le commerce des armes, c’est le domaine de la Reapolitik.
Les complexes militaro-industriels
Vis-à-vis de leur complexe militaro-industriel, les gouvernements ne sont plus seulement des donneurs d’ordre à des fins de défense nationale, ils sont devenus leurs zélés VRP, comme l’ont illustré les gouvernements français successifs.
Trente huit (38) des 100 premières sociétés d’armement (en incluant Airbus et Naval Group, consortium européens) sont états-uniennes et représentent 58 % du chiffre global des ventes de ces 100 premières sociétés. Vingt cinq (25) sont des sociétés européennes, dans des pays membres de l’OTAN, pour une part qui représente plus de 25 %. La part des sociétés françaises est de presque 10%.
Pour une autre politique
La militarisation du monde, à laquelle la France contribue activement, participe des conflits en cours et porte le risque d’un conflit majeur. La légitimité et le principe de réalité pour une grande puissance ne se situent pas dans une militarisation effrénée, mais dans sa responsabilité à agir pour la sécurité dans le monde et non comme porteuse de guerres.
Dans la voie qui mène à la survie ou à l’anéantissement (comme dirait Sun Tzu) pour construire une sécurité internationale, pour construire des projets de paix, il est nécessaire de s’opposer aux politiques interventionnistes et à la prolifération nucléaire, inverser le cycle de l’augmentation des dépenses militaires, réduire le marché des armes et le soumettre à un vrai contrôle. Il est important, entre raison et guerre, que les relations internationales soient moins soumises à des rapports de puissance ; c’est le rôle du multilatéralisme que symbolise l’ONU. Un multilatéralisme qui, justement appliqué, se fonde sur le respect des droits de chaque peuple, de chaque État, puissant ou faible, riche ou pauvre, nucléaire ou non, pour faire prévaloir ce qui tend, non à exacerber, mais à apaiser les tensions et déchirements, car les premières et principales victimes des guerres sont toujours les peuples.
Nils Andersson
avec l’aimable autorisation de l’auteur
Texte publié dans le trimestriel 'Les Cahiers de l'IDRP' de juin 2018