Destructions durables

Les Dr. Folamour de l’âge nucléaire

horloge de l apocalypse 73096 w460 1Depuis soixante ans, des bombes atomiques ont été perdues, sont tombées par accident ou se sont détruites lors de choc. Le pire a été évité. Mais des milliers d’ogives sont toujours dans les arsenaux des Grandes Puissances
“D’avoir déclenché la puissance de l’atome a
tout changé en nous sauf notre façon de penser, et c’est ainsi que nous dérivons vers la catastrophe absolue”, écrivait Einstein en 1946. Le demi-siècle suivant lui donna mille fois raison. Bref bilan ci-dessous. Et une question : qu’est-ce qui a changé ?
Comme souvent, Einstein disait l’essentiel. Les rapports de l’homme avec l’atome sont marqués par la persévérance dans l’absurde et la course à la mort.
Il y a l’absurde tragique, la “cohérence” d’une guerre froide qui a fabriqué au total quelques 70.000 armes nucléaires plus destructrices que celle d’Hiroshima – l’équivalent de plusieurs dizaines de tonnes de TNT par habitant de cette planète.
Il y a aussi l’absurde façon Père Ubu, si révélateur, où la bêtise réitérée sonde la capacité du hasard à éviter le cataclysme. Reporterre, après The Guardian, en a mentionné un exemple cité par Eric Schlosser dans un livre paraissant ces jours-ci : deux bombes H (environ 100 fois Hiroshima) larguées dans un jardin de Caroline du Nord en 1961 par un bombardier disloqué en vol, et l’une d’elles a failli exploser - 20 millions d’irradiés potentiels, la catastrophe humaine absolue.
Un accident semblable s’était déjà produit en Caroline du Sud en 1958.

Ces bombes-là furent récupérées, mais sait-on qu’une quinzaine de bombes H et plusieurs réacteurs nucléaires pourrissent lentement dans les champs ou les eaux du monde ? Le site internet global security en fournit un recensement partiel surtout pour les Etats-Unis, d’autres pays – notamment la Russie et la France - étant plus discrets. A quoi avons-nous échappé, et quelles leçons tirer ?
De 1948 à 1968, c’est la guerre froide du “Docteur Folamour” dont l’exactitude vertigineuse s’est vérifiée au fil des révélations des secrets du Pentagone. Des escadrilles d’avions (B52 notamment) en vol permanent, attendant l’ordre de porter à l’Est plusieurs charges nucléaires capables chacune de détruire une mégapole.
En 1950, cinq accidents : des bombardiers s’écrasent, les explosifs haute puissance (1) se déclenchent ; les charges - ce qu’il en reste - sont récupérées. En 1956, un bombardier disparaît avec deux charges nucléaires en Méditerranée ; un autre dérape à l’atterrissage sur “une base étrangère”, défonce et incendie un local contenant plusieurs bombes H heureusement non-armées.
En 1957, dans un B52 en phase d’atterrissage, une bombe H arrache la paroi de la soute et chute de 400m ; la charge explosive chimique provoque la destruction de la bombe et la dispersion de ses éléments dans un rayon de 2 km. Deux mois plus tard, suite à une panne, un bombardier se déleste de deux bombes H au large des côtes du New Jersey. Elles y sont toujours. Deux mois encore, et un bombardier prend feu à l’envol avec deux charges nucléaires à bord : explosions chimiques, destruction des engins.
Même type d’accident à trois reprises en 1958 (dont largage et perte d’une bombe H en mer au large de la Georgie, USA), à deux reprises en 1961 et en 1964. En 1965, un avion portant une bombe H tombe d’un porte-avions et se perd dans le Pacifique. En 1959, une collision entre un bombardier et son ravitailleur au-dessus du Kentucky avait entraîné leur chute avec deux bombes H ; une collision semblable à lieu au-dessus de Palomares (Espagne) en 1966 et trois bombes H tombent près d’Almeria, une quatrième en mer.
Geneva nuke 1 157x300En 1968 à Thulé au Groenland, on frôle le pire, un B-52 s’écrasant à l’atterrissage avec quatre bombes H de très forte puissance. Trois sont détruites, leur plutonium largement répandu, la quatrième disparaît sous la glace. A chaque fois, une ou deux seulement des cinq sécurités destinées à bloquer le déclenchement du feu nucléaire ont fonctionné.
A l’âge des fusées, la folie passera à la vitesse supérieure. On définit la stratégie MAD (destruction mutuelle assurée), celle des mega-morts garantis. La chute d’une clef à molette dans un silo à fusée de l’Arkansas manque tout juste de faire exploser une bombe H de 9 mégatonnes (64 fois Hiroshima).
Entre les années 60 et 80, la perte de contrôle de leur réacteur entraîne le sabordage de plusieurs sous-marins nucléaires soviétiques en mer de Barentz, où s’entassent déjà les cadavres (cœurs de réacteurs inclus) de leurs frères obsolètes. L’accumulation des déchets issus de la fabrication des bombes, notamment américaines et soviétiques, pollue des milliers de km2 et des fleuves.
La crise de Cuba, un paroxysme ? Non, c’est avant-hier, le 7 novembre 1983 que le monde a failli partir en cendres radioactives, à la suite d’une escalade de menaces et de rapports d’espionnage mal compris entre Américains et Soviétiques. Les “experts” de ce monde-là, devenus octogénaires, vantent aujourd’hui le désarmement nucléaire total. Ils savent de quoi ils parlent.

Harry Bernas

avec l’aimable autorisation de l’auteur

Article paru dans ‘Reporterre

(1) : Chaque bombe comporte une charge d’explosif classique haute puissance, qui induit le déclenchement de sa charge nucléaire après l’armement de plusieurs dispositifs de sécurité

Post-scriptum

Le 18 septembre 1980, un Titan 2, le plus puissant missile balistique intercontinental jamais déployé par les Etats Unis, explose dans son silo, près de la ville de Damascus en Arkansas. L’explosion détruit la lourde porte de 700 tonnes censée protéger le missile d’une attaque nucléaire soviétique, et projette dans les airs la tête thermonucléaire W-53, qui équipe alors le missile. Celle-ci possède une puissance explosive équivalente à 9 millions de tonnes de TNT, 600 fois plus que la bombe d’Hiroshima, suffisante pour annihiler Paris intramuros et détruire toutes les structures résidentielles de Notre-Dame à Versailles. Heureusement, l’arme s'écrase quelques centaines de mètres plus loin, au bord d’une route de campagne, sans déclencher d’explosion nucléaire. Deux techniciens de l’US Air Force trouvent néanmoins la mort dans cet accident qu'Eric Schlosser raconte en détail dans son dernier ouvrage, Command and Control (New York: Allen Lane, 2013).

Un simple geste malencontreux aura suffi à causer un accident aussi impressionnant que celui de Damascus : une clef à douille glisse de la main d’un technicien lors d’une opération de maintenance et vient perforer dans sa chute le premier étage propulsif du missile, entraînant la fuite du carburant liquide. S’ensuit une course contre la montre pour éviter, en vain, l’explosion du missile. Au fil de la lecture, Damascus se révèle pourtant n’être qu’un événement terrifiant parmi tant d’autres impliquant des armes nucléaires américaines depuis 1945, qu’Eric Schlosser documente dans cet ouvrage, aboutissement d’une enquête de plus de six ans au sein du complexe nucléaire militaire américain.