Le coût écologique exorbitant des guerres, un impensé politique
(…) A l’horreur des massacres humains de la guerre en Ukraine vient s’ajouter une catastrophe écologique dont on peine à mesurer l’ampleur. Dans un pays fortement industrialisé et doté du deuxième parc nucléaire d’Europe, héritage de l’ère soviétique, les risques de pollution des sols et des nappes phréatiques sont multiples. Des usines chimiques ont été bombardées dans un pays particulièrement vulnérable. L’Ukraine couvre 6 % du territoire européen, mais on y recense 35 % de sa biodiversité avec quelque cent cinquante espèces protégées et de nombreuses zones humides, reconnues d’importance internationale par la Convention de Ramsar de 1971. (…)
Tour à tour enjeu stratégique, arme de guerre ou victime collatérale, l’environnement n’a jamais été épargné dans la longue histoire des peuples et de leurs affrontements. Des batailles menées par Darius contre les Scythes en – 513 av. J.-C., jusqu’aux puits de pétrole incendiés au Koweït par l’armée de Saddam Hussein en 1990, la stratégie de la ‘terre brûlée’ et l’empoisonnement des sources se sont de tout temps révélés des armes redoutables. (…) Populations et écosystèmes dévastés
Dans cette histoire de feu et de sang, les conflits de masse du XXème siècle ont franchi un palier. Les guerres industrielles, capables d’anéantir les populations, dévastent aussi durablement les écosystèmes. Un siècle après l’Armistice de 1918, les dizaines de tonnes d’obus abandonnés par les belligérants continuent de libérer leurs composés chimiques dans les sous-sols de la Somme et de la Meuse. Des millions de mines disséminées en Afghanistan ou au Nigéria polluent durablement des terres agricoles, condamnant la population à la peur et au dénuement. Sans compter l’arsenal atomique qui fait peser une menace écologique sans précédent dans l’histoire de l’humanité.
L’arme nucléaire marque une rupture, par sa puissance de destruction totale sur les humains et les autres vivants, explique le politiste Bruno Villalba, auteur de L’Ecologie politique en France (La Découverte) et aussi parce que ses ruines irréversibles, y compris la gestion des déchets nucléaires, s’inscrivent dans le temps long, ce que le philosophe Günther Anders appelle “la permanence du globicide”.
Pourtant, face à la tragédie des drames humains, le prix écologique exorbitant des guerres est longtemps resté un angle mort de la réflexion politique. Curieusement, même dans les milieux écologistes, le refus de la guerre, y compris nucléaire, ne se manifestait pas prioritairement pour des raisons environnementales jusque dans les années 1970, souligne le politiste. Le pacifisme revendiqué par certains acteurs de l’écologie politique était plutôt fondé sur le refus de la violence et du pouvoir militaire de l’Etat. Aujourd’hui encore, l’impact environnemental des conflits demeure largement sous les radars politiques, malgré une lente prise de conscience à l’échelle des nations, et un cadre juridique international interdisant certaines pratiques. ‘Les liens entre écologie et conflits restent sous-estimés, voire tabous et rarement débattus, alors même qu’il n’y a jamais eu dans l’histoire une telle capacité de destruction durable des écosystèmes’, regrette l’expert en sécurité environnementale Ben Cramer, auteur de ‘Guerre et paix et écologie’ (Ed. Yves Michel, 2014).
Depuis une dizaine d’années, une nouvelle génération d’historiens des sciences et techniques et de l’environnement documente le rôle historique des guerres industrielles dans la crise environnementale. Leurs travaux montrent que les effets des conflits modernes sur la vie de la planète ne se limitent pas au champ de bataille. Ces pollutions, si dramatiques soient-elles, seraient même plutôt l’arbre qui cache la forêt de conséquences indirectes, peu intuitives et de long terme, mais nettement plus importantes, estime Fabien Locher, chercheur au CNRS au Centre de recherches historique de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), et auteur des ‘Révoltes du ciel. Une histoire du changement climatique’ avec Jean-Baptiste Fressoz (Seuil, 2020). (…)
La première Guerre Mondiale ouvre la voie à la motorisation à essence et à l’aviation, dopée ensuite par l’effort de guerre de 1939-1945, comme l’a montré l’historien britannique David Edgerton (Quoi de neuf ? Du rôle des techniques dans l’histoire globale, Seuil, 2013). Le Nylon, conçu dans les usines de l’entreprise américaine DuPont pour la fabrication des parachutes du débarquement, est recyclé après-guerre dans la production des filets conçus pour la pêche. L’avènement de l’agriculture industrielle n’est rendu possible que par le développement des pesticides dérivés des gaz de combat.
L’historien américain Edmund Russell retrace, dans ‘War and Nature’ (Cambridge University Press, 2001, non traduit comment les mêmes molécules ont été utilisées par les militaires du Chemical Warfare Service (CWS), le service chimique de l’armée américaine, pour fabriquer les composés chimiques destinés à la fois aux militaires et aux produits agricoles. Pour Fabien Locher, ‘la guerre change les systèmes de représentation. En même temps qu’on développe des produits chimiques visant à la fois les insectes et l’ennemi, on se met à penser une guerre sans limite contre d’autres hommes et une guerre sans limite contre la nature’.
Si elles portent une responsabilité dans le dérèglement climatique, c’est aussi que les guerres stimulent l’extractivisme repoussant toujours plus loin la prospection des ressources naturelles dans les territoires jusque-là préservés. ‘Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les stratégies autarciques des Etats en guerre ne sont pas écologiques et ont produit dans l’histoire des conséquences dommageables pour l’environnement’ estime Jean-Baptiste Fressoz.
Durant la Seconde Guerre mondiale, la pénurie de pétrole incite l’Allemagne à développer une technique de transformation du charbon en carburant liquide. A la même époque, l’expansion de l’aviation militaire américaine amplifie l’exploitation de l’aluminium, un matériau polluant qui sera banalisé après-guerre dans les canettes de coca ou le bâtiment. Pour Fabien Locher, ‘les institutions militaires et les acteurs industriels vivant en symbiose ont joué au XXème siècle un rôle décisif pour orienter, accompagner et imposer des politiques de recherche et de captation des ressources qui ont transformé les environnements et les sociétés à l’échelle globale’. Une situation qui reste d’actualité, assure Ben Cramer : ‘l’extraction des minerais rares à des fins militaires déstabilise aujourd’hui des régions entières et participe à l’accaparement des territoires, sources de nouveaux conflits’. (…)
Claire Legros, 'Le Monde', 11 Juin 2022
à suivre...