Le coût écologique exorbitant des guerres, un impensé politique (suite)
Des guerres sous contrôle environnemental ? La perspective semble encore lointaine, à voir le déluge de feu et les destructions massives dus aux affrontements en Ukraine. Mais, à l’heure du dérèglement climatique, le défi environnemental se pose désormais à front renversé. Alors que les conflits et leur préparation ont largement contribué à la catastrophe climatique, c’est la crise écologique qui est en passe de modifier les stratégies militaires.
Depuis 2014, les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) consacrent plusieurs chapitres aux risques conflictuels à venir. En augmentant la fréquence et l’ampleur des catastrophes naturelles, en accentuant les difficultés d’accès à l’eau et l’insécurité alimentaire, en jetant des dizaines de millions de réfugiés climatiques sur les routes de l’exil, le dérèglement climatique va exacerber les tensions.
‘L’Etat en général, et les armées en particulier seront en première ligne de ces guerres vertes’, affirme le sociologue Razmig Keucheyan dans son essai ‘La nature est un champ de bataille (La Découverte, 2018)
Des régiments sont déjà sollicités lors des catastrophes naturelles d’ampleur, dans la lutte contre les méga-feux ou les secours apportés aux civils, comme aux Antilles après le passage de l’ouragan Irma, ou à la Nouvelle-Orléans après le cyclone Katrina. Au Japon, ce sont des militaires qui ont évacué les populations autour de Fukushima.
Injonctions contradictoires
En quelques décennies, la notion d’insécurité climatique s’est imposée dans les cénacles de prospective militaire. Depuis 2010, les Etats-Unis ont intégré le réchauffement climatique à leur bible stratégique annuelle, la National Security Strategy (NSS)
La France s’est dotée, en 2017, d’un Observatoire Défense et Climat et vient de publier, en avril, sa stratégie globale pour préparer l’outil de défense au défi climatique
Certains se demanderont si l’OTAN, une alliance militaire, devrait se préoccuper du changement climatique. ‘Ma réponse est oui, nous devons être inquiets’, affirmait le secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg, en 2021. Les institutions doivent accomplir un immense travail d’anticipation et d’adaptation, notamment pour que les bases militaires restent opérationnelles malgré la montée des eaux ou les aléas météorologiques extrêmes, dont l’intensité croît avec le changement climatique , constate Nicolas Regaud, ancien chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire, (IRSEM), aujourd’hui conseiller climat du major-général des armées.
Rattrapées par l’urgence climatique, les armées sont tenues de répondre à des injonctions a priori contradictoires : d’un côté, réduire l’empreinte carbone de l’action militaire et prendre en compte les enjeux environnementaux des conflits, de l’autre, répondre à des impératifs opérationnels qui vont aller croissant. L’heure n’est pas à la sobriété militaire, même si la France a adopté en 2020 une nouvelle stratégie énergétique de défense. ‘La guerre écologique n’existe pas’, tranche Nicolas Regaud. Le politique n’attend pas de l’armée qu’elle ait un bon bilan carbone, il veut que les missions soient réalisées. Pour freiner sa consommation énergétique, l’armée française mise plutôt sur l’amélioration de l’efficience par l’innovation technologique, pour des raisons de souveraineté d’abord – car nous dépendons d’autres pays pour les énergies fossiles – et parce que la transition énergétique peut conférer des atouts opérationnels, notamment en termes d’autonomie, de discrétion ou de surcroît de puissance.
Dans cette nouvelle géostratégie du climat , l’énergie reste encore, et pour longtemps, le nerf de la guerre. Les appels à baisser le chauffage et à mettre un pull, qui se sont multipliés en Europe pour limiter la dépendance aux énergies fossiles russes, annoncent-ils la naissance d’une écologie de guerre , selon les mots du philosophe Pierre Charbonnier (dans la revue ‘Le Grand Continent’) qui y voit une arme pacifique de résilience et d’autonomie ? Ou bien la crise relancera-t-elle la prospection de nouvelles sources d’énergies fossiles, comme le craint Jean-Baptiste Fressoz, pour qui la hausse des cours actuels rend solvables des fossiles plus sales comme le gaz naturel liquéfié ? Nul doute que les décisions prises aujourd’hui détermineront le cours des conflits demain. En 2004, la biologiste et militante politique kényane Wangari Maathai,, Prix Nobel de la paix pour son action en faveur du reboisement, ne s’était pas trompée en affirmant que ‘la paix sur Terre dépend de la capacité à protéger notre environnement’.
Claire Legros, ‘Le Monde’ 12 juin 2022